Rares sont les étudiants en sociologie de la génération du baby-boom en France qui n’ont pas lu et relu Le métier de sociologue (1968), tout à la fois traité, programme et anthologie qui a décisivement contribué à la refondation critique de la discipline12. Trois signatures normaliennes : Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron. Le premier et le troisième des auteurs s’étaient déjà fait connaître des milieux éducatifs et des médias pour leur essai, Les héritiers (1964), mettant au jour le capital culturel, agent majeur de la reproduction des inégalités scolaires. Le second, pourtant cheville ouvrière de l’anthologie de textes, était moins connu. Plus jeune que les deux philosophes, cet agrégé de lettres classiques (1962) s’était formé à la sociologie à leur contact sous l’égide de Raymond Aron, fondateur du Centre de sociologie européenne (1960). Sa carrière intellectuelle s’affirmera d’abord dans l’ombre de ces hautes figures du renouveau sociologique puis de manière de plus en plus indépendante à la fin des années 1970, sans être pour autant solitaire ni en marge des évolutions de la discipline. Les derniers retours sur son œuvre, et tout récemment encore à l’occasion de son décès, révèlent la postérité de ses travaux et les attachements qu’il a noué avec plusieurs générations de sociologues, d’ethnologues, d’historiens et de géographes.
Né
en 1938 à Bandol, dans un milieu de classe moyenne issue des
campagnes méridionales, Chamboredon fait ses lettres à Toulon puis
Marseille. Entré à la rue d’Ulm en 1959, le provincial se
rapproche d’Aron et de Bourdieu dont il sera l’assistant en
sociologie à la fac de Lille. Il devient chef de travaux à la 6e
Section (EPHE), assurant le secrétariat du CSE, puis en 1968
maître-assistant à l’ENS où, premier « caïman » en
sociologie, il joue un rôle essentiel dans la formation aux sciences
sociales entre l’ENS et l’EPHE-EHESS et en direction des lycées
(agrégation créée en 1977). Élu directeur d’études à l’EHESS
en 1988, il rejoint Passeron dans l’unité de recherche de la
Vieille Charité à Marseille (qui deviendra l’actuel Centre
Norbert Elias) jusqu’à la retraite officielle au milieu des années
2000.
Outre
sa participation active au renouvellement des règles de la méthode
sociologique (rationalisme appliqué, construction de l’objet,
vigilance épistémologique, réflexivité, interdisciplinarité,
etc.) ses premiers travaux marquent le cours de la Revue française
de sociologie dont il devient membre de la rédaction (1967-90).
Trois articles-clés devenus des classiques sont à rappeler :
sur la « proximité spatiale » engendrant la « distance
sociale » dans les grands ensembles d’habitat collectif
(1970), sur la définition de la « délinquance juvénile »
qui y sévit (1971), sur le « métier d’enfant » comme
construction sociale de l’âge de la maternelle (1973). Trois coups
inauguraux comme au théâtre marqués au sceau de l’enquête de
terrain (Antony), de la statistique « morphologique » des
peuplements et âges sociaux, de l’analyse sémantique serrée des
désignations et interactions sociales, de l’inscription réflexive
de l’étude dans un ensemble de savoirs passés et présents qui se
rapportent à son objet. Que ce soit sur les thèmes de la coprésence
sociale, de la déviance ou du cycle de vie, thèmes au cœur des
politiques urbaines et sociales d’alors, le sociologue se distingue
par sa critique des vulgates politico-savantes et par sa formule
pluraliste de recherche reconstruisant l’objet à travers les
multiples facettes d’une visée qui relie les structures d’ensemble
aux microphénomènes.
Tout
au long des années 1980, ce programme se densifie en multipliant
l’analyse des objets et représentations culturelles travaillés
par le temps, l’espace et la mémoire collective : le mythe
paysan dans la peinture du XIXe siècle, le roman régional, les
bastides provençales, la chasse, les parcs naturels, etc. Se dessine
en filigrane une approche relationnelle des œuvres et champs
culturels, sciences humaines comprises, attentive aux temporalités
multiples, aux appartenances et références territoriales et au
feuilletage des identités sur fond de tensions de classe. Trois
textes majeurs l’illustrent notamment : le premier sur le
temps de la biographie et de l’histoire appliqué au romancier
régional Jean Aicard (1983), le second sur la réception politiste
et moraliste des œuvres de Durkheim (1984), le troisième
élargissant la perspective dans un discours de la méthode sur la
production symbolique et les formes sociales (1986). Thèses toujours
inspirantes aujourd’hui pour qui veut faire l’histoire de la
sociologie en intégrant les approches en termes de morphologie
sociale des acteurs et auteurs, de configuration de places et
d’emplois, de style de recherche et de retraduction des conflits
politiques et idéologiques.
Foisonnante
et dispersée en de multiples supports éditoriaux, cette œuvre
originale, érudite et impitoyable à l’égard des vulgates
sociologiques montantes tant du côté de Bourdieu que de Boudon, ne
s’est pas traduite en livres de synthèse. Quand j’ai côtoyé ce
maître en tant que doctorant au tournant des années 1990, il avait
en chantier un essai de sociologie de la socialisation, fil rouge de
ses nombreux travaux. Hélas, les symptômes d’une psychose
maniaco-dépressive, trop longtemps déniée et non soignée, se sont
aggravés au fil des années. Ils l’ont empêché de mener à bien
ses projets individuels et collectifs, notamment ce qui aurait pu se
dessiner comme une « école de sociologie de Marseille »
à l’instar de celle de Chicago. La variable
« ethnico-culturelle », si présente aujourd’hui dans
un espace public de communication aux prises avec le courant
« décolonial », aurait sans doute trouvé là matière à
développement au sein du cadre théorique qu’il avait construit.
Ses
articles majeurs ont été plus ou moins ponctuellement exhumés au
fil du temps suivant la conjoncture politique, par exemple son
enquête fracassante de 1970 sur le paradoxe de la proximité
spatiale facteur de distance sociale lors de la mise en place de
politiques de mixité urbaine dans les années 1990. Mais globalement
son œuvre est longtemps restée parcellisée au gré des lectures de
spécialistes ou d’initiés. On doit récemment à Florence Weber,
directrice de la collection « Sciences sociales » aux
Éditions Rue d’Ulm (ENS), ainsi qu’aux jeunes sociologues Paul
Pasquali et Gilles Laferté, la réunion de ses principaux travaux en
trois volumes3.
Après son décès le 30 mars dernier dans une maison de retraite
médicalisée de la banlieue parisienne, de nombreux articles de
presse (Le Monde, Libération, AOC), de revues (Revue
française de sociologie, Genèses, Sociologie) et de sites
(EHESS, Centre Norbert Elias, ENS) ont déjà fait franchir un pas
supplémentaire à cette réhabilitation expresse. Ils sont pour
l’essentiel le fait d’élèves qui ont bénéficié des
enseignements du « caïman » de la rue d’Ulm (outre
Florence Weber, Jean-Louis Fabiani, François Héran, Pierre Michel
Menger, Gérard Noiriel, Stéphane Beaud) auxquels se joignent divers
compagnons de route (François Chazel, Jacques Revel), derniers
doctorants (Pierre-Paul Zalio) et ultimes collaborateurs (Pierre
Fournier). En ressort l’image d’un « grand lettré »,
« humaniste aussi modeste et discret que chercheur puissant »,
« inventif, généreux et exigeant » qui « abattait
dans la pratique les barrières corporatistes issues des découpages
scolaires », tout à la fois « tourmenté et drôle,
chaleureux ou sarcastique », « au côté ombrageux »
– dernière allusion sans doute aux traits polémiques qui parsèment
l’œuvre de flèches à l’humour ravageur déployé en cascade
dans des notes de bas de page qui prennent parfois la place du texte
(« Réponse à MM. Boudon et Bourricaud, auteurs du
Dictionnaire », Revue française de sociologie, XXV-2,
1984).
Une
telle salve d’hommages dessine un premier cercle de proches et de
disciples qui inclut les plus hautes instances académiques comme le
Collège de France (Héran, Menger), l’ENS (Weber à Ulm, Zalio,
actuel président de l’ENS Cachan) ou l’EHESS (Fabiani, Revel).
On pourrait y joindre les hommages rendus par Chamboredon lui-même à
des auteurs qu’il avait fréquenté ou cultivé (Georges
Canguilhem, Raymond Aron, Raymond Williams, Philippe Ariès, Georges
Dumézil). Sans parler, au-delà de Bourdieu avec lequel il avait
rompu à la fin des années 1970, du grand cercle des classiques
proches ou lointains qu’il s’était plu à commenter ou à faire
découvrir à ses étudiants (Durkheim, bien sûr, mais aussi
l’ethnographe Marcel Maget, le géographe Marcel Roncayolo ou le
sociolinguiste Basil Bernstein). Ainsi se forme la densité morale et
conceptuelle d’un collège invisible qui inscrit et fait vivre une
œuvre dans le temps long.
Pierre Lassave, CéSor (EHESS-CNRS)
1
Une première version de ce texte a paru dans le Bulletin
d’histoire de la sociologie-RT 49, N° 11, décembre 2020.
2 Ce classique vient d’être récemment réédité dans la nouvelle collection de poche des Éditions de l’EHESS : P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon, J.-C. Passeron, Le métier de sociologue. Préalables épistémologiques, (Texte présenté par P. Pasquali), Paris, Éditions de l’EHESS, 2021, 576 p.
3
Jean-Claude Chamboredon, Jeunesse et classes sociales, (éd.
P. Pasquali, préf. F. Weber), 2015, 262 p. ; Émile
Durkheim, le social objet de science, (préf. D. Schnapper),
2017, 112 p. ; Territoires, culture et classes sociales,
(éds. G. Laferté, F. Weber), 2019, 389 p., Paris, Éditions Rue
d’Ulm, coll. « Sciences sociales ».