Histoire de l’AFS

Histoire de l’AFS

L’Association française de sociologie a été créée en 2002 : elle prenait la suite de la Société française de sociologie, dont Philippe Cibois a recueilli sur son site l’histoire depuis sa création en 1962 (ce texte, anonyme, était originellement hébergé sur le site de la Société française de sociologie, aujourd’hui disparu). Les premières vingt années de cette histoire ont fait l’objet d’un numéro spécial de Socio-logos, la revue de l’association, disponible ici.

Des textes renseignant la création de l’AFS ont également été mis en ligne sur le site personnel de Philippe Cibois : ils sont consultables ici.

Depuis sa création, l’AFS a connu six président.e.s. Vous trouverez ici le récit de certains de leurs mandats, qu’ils et elles ont accepté de faire pour le site.

Prendre la sociologie au sérieux J’ai commencé mon mandat par un coup d’éclat, dont le fracas a marqué tout le
Affirmer la place de la sociologie française dans un monde multipolaire Satisfaisant enfin à la demande amicale de l’équipe actuelle
Philippe Cibois a réuni sur son site personnel différents documents relatifs à l'histoire de l'AFS, dans la rubrique "Matériaux pour
Mes deux mandats passés à la présidence de l’AFS ont été une expérience incomparable. Pourtant, j’aurais matière à comparaison tant
Pour des raisons indépendantes de ma volonté, je n’ai pas suivi en direct les premiers pas de l’AFS à Cachan,
Comme il s’agit de retracer un processus non pas contemporain, mais « historique » – dix-huit ans se sont écoulés depuis l’année 2001


 

Histoire

Muriel Darmon, présidente de de 2017 à 2021

Prendre la sociologie au sérieux

J’ai commencé mon mandat par un coup d’éclat, dont le fracas a marqué tout le Comité Exécutif (dans lequel j’étais entrée directement en tant que présidente après une expérience de l’association longue, mais menée « du côté » des responsables de RT) : la proposition d’annuler le congrès prévu deux années plus tard, ou plutôt de le reporter pour avoir davantage de temps pour l’organiser, ignorante à l’époque du fait que les rentrées des cotisations et des inscriptions faisaient vivre l’AFS et son unique employée et mémoire de l’association, Habi Doumbia (je découvrirai plus tard que la British Sociological Association, par exemple, emploie une dizaine de personnes à partir de bien d’autres sources de revenus que les nôtres), et oublieuse de la façon dont la réunion régulière du congrès était centrale à l’existence d’une communauté de collègues aux statuts très divers… Le CE alors en activité a eu la bonne grâce de ne pas en rire (du moins pas tout de suite), et de mon côté j’en ai tiré deux enseignements qui m’ont accompagnée tout au long de mes deux mandats : le congrès, c’est le cœur de l’association (il l’anime, et la fait vivre), et, à moins d’aimer jouer les Marie-Antoinette, la présidence de l’association n’est pas un statut ou une position individuelle — même s’il existe bien évidemment des bénéfices symboliques à l’incarner — mais le point focal d’un collectif que son premier travail est de soutenir et d’organiser. De ce point de vue, ces témoignages sur les présidences de l’association — projet que j’ai moi-même contribué à lancer ! — reproduisent en partie une distinction entre tête pensante et petites mains qui a autant de sens que l’annulation d’un congrès pour mieux le préparer. Je ne peux pas citer toutes celles et tous ceux qui, au sein des deux équipes successives du CE que j’ai présidées, ont véritablement investi un temps et une énergie substantielles dans l’association, de façon généreuse et, faut-il le rappeler, entièrement bénévole (et ce parfois même du point de vue des rétributions symboliques qui sont rares pour les positions moins visibles du CE), mais je ne peux pas non plus ne pas citer le nom de Mathilde Pette, vice-présidente à plein temps qui m’a tout appris sur l’Association, et avec qui j’ai été pour ainsi dire mariée professionnellement pendant ces 4 années ­— certes dans un mariage un peu rétro à la division des rôles aux accents parsoniens, je laisse d’ailleurs les collègues deviner qui était le leader « instrumental » et qui l’« expressif » des relations avec les RT…

À ce gag involontaire (l’idée de l’annulation du congrès) s’est par ailleurs ajoutée une volonté d’animer ce collectif dans la bonne humeur et l’autodérision, parce qu’il me semble que c’est parfois ce qui manque dans un champ où on a longtemps considéré que se prendre soi-même au sérieux et prendre au sérieux la discipline, c’était la même chose, et j’ai cherché à travailler la déconnexion entre les deux. Car on sait bien que le plaisir d’être et de faire ensemble est aussi ce qui donne du sens au travail, dans tous les cadrans de l’espace social. Poissons d’avril divers (proposition de faire ouvrir le congrès par une parlementaire dont on parlait à l’époque pour le MEN ou d’affichage sur le site de l’AFS des notes prises lors des colles de sciences sociales en prépa d’un président de la République française, etc.), animation sur-enthousiaste et criarde des premiers CE en visio du confinement, et d’autres souvenirs encore que je tairai — il fallait être là.

Je crois fermement que c’est cette effervescence de bonne humeur collective qui a contribué à créer et soutenir l’énergie sérieuse que nous avons consacrée à la défense et à l’animation de la discipline et de la profession pendant ces quatre années (les actions qui suivent émanent de l’acteur collectif qu’est le CE) : l’organisation du congrès d’Aix (depuis les discussions nourries sur le thème du congrès avec l’équipe locale jusqu’au détricotage, la veille du congrès, des pelotes de ficelles nécessaires aux badges sans plastique, ou encore depuis la décision du « congrès zéro déchet » à l’organisation de la première crèche-garderie AFS) et celle du congrès de Lille (placé, là aussi avec l’équipe locale, sous le signe du changement comme notion scientifique et comme enjeu pratique pour un congrès qui s’est tenu en virtuel après des mois de paris épidémiologiques divers) ; la refonte du site internet, lieu disciplinaire, professionnel, politique et d’animation qui est devenu une plaque tournante de l’activité des RT et de l’Association, mais qui a continué cependant d’animer délicieusement de ses couacs les derniers mois de préparation des congrès ; l’incitation et l’accompagnement des journées inter-RT, destinées à croiser les perspectives (car les RT, contrairement à ce qu’on pourrait penser quand on n’y connaît rien, sont moins des partitions du monde social que des opérateurs de construction d’objet) ; la participation à la refonte des questions de sociologie dans les programmes de l’enseignement des sciences économiques et sociales au Lycée ; la poursuite de l’engagement dans les mobilisations de l’ESR (avec par exemple la mobilisation contre la LPPR ou une tribune dans Le Monde suite à de nouveaux propos ministériels sur la « morosité » de la sociologie française), avec le CNU section 19, l’ASES et l’APSES, mais aussi, au-delà de la communauté des sociologues, avec le Collège des Sociétés Savantes qui a réuni les sociétés savantes françaises dans toutes les disciplines scientifiques et à la création duquel l’AFS a participé ; la redéfinition du rôle et du domaine de notre revue Socio-Logos, qui est résolument devenue « la revue de la sociologie et des sociologues », publiant des articles scientifiques sur la sociologie (son histoire, ses théories, son enseignement, ses débats, ses métiers, etc.) mais aussi parfois des témoignages (comme celui-ci !) ou des textes d’opinion ; et d’autres combats plus ponctuels, qui ont souvent consisté à travailler les frontières et la légitimité de la sociologie, comme le fait de soutenir un collègue dans un procès portant sur le titre même de « sociologue », ou de demander que des épreuves de concours de « sociologie » soient définies et corrigées par des « sociologues » ; enfin, le lancement en 2019 d’un groupe de travail contre les violences sexistes et sexuelles, puis de la cellule VSS de l’association, suite à la prise de conscience du fait qu’il ne se passait pas un congrès sans que ne remontent des signalements (notons le pluriel) ou des alertes plus ou moins informelles sur divers types d’événements problématiques — le groupe de travail initial avait pris la suite du groupe « défense des droits » dont j’avais proposé la création en arrivant dans le CE, ce qui prouve que je n’avais pas que des mauvaises idées en arrivant, et ce qui me permet de boucler la boucle de ce témoignage.

Juin 2023



 

Histoire

Frédéric Lebaron, président de 2015 à 2017

Affirmer la place de la sociologie française dans un monde multipolaire

Satisfaisant enfin à la demande amicale de l’équipe actuelle de direction de l’AFS, les quelques lignes qui suivent visent surtout à poser quelques jalons sur ce qu’a été la courte période de deux ans où j’ai exercé le rôle de président de l’association, entre juillet 2015 (congrès de Saint-Quentin-en-Yvelines) et juillet 2017 (congrès d’Amiens).

Il me faut d’abord préciser que j’ai été élu au Comité Exécutif de l’association pour la première fois en 2011 à Grenoble, et que j’ai donc fait partie de l’équipe, majoritairement féminine, animée par Didier Demazière durant cette période. En 2013, à Nantes, ce dernier avait annoncé que j’occuperais désormais la fonction de vice-président, ce qui ne fut pas sans susciter quelques inquiétudes — liées à mon parcours marqué par la sociologie de Pierre Bourdieu — chez certain·e·s collègues, exprimées publiquement lors de l’AG.

J’ai donc, tout d’abord, vécu de l’intérieur les difficultés financières assez importantes qui nous ont contraint·e·s à limiter nos ambitions avant de retrouver heureusement des marges de manœuvre, grâce notamment à la rigueur de notre comptable d’alors, le regretté Jean-Michel Ballester, et l’appui indéfectible de notre secrétaire, Habibatou Doumbia.

Didier et son équipe mirent à profit ces marges de manœuvre pour assurer non seulement le succès des congrès (malgré un côté « cheap » qui nous fut parfois reproché, notamment après les pauses repas), mais peut-être surtout le financement de journées et d’opérations lors des périodes inter-congrès, ce qui est selon moi l’une des grandes évolutions réussies de la période. Face aux risques de routinisation des activités de l’association autour de petits groupes de forte interconnaissance, l’AFS a ainsi « institutionnalisé » ces financements d’activités inter-RT, qui se sont traduits en journées d’étude et initiatives multiples, montrant à quel point l’association pouvait jouer un rôle structurant pour des thématiques, des enjeux méthodologiques, des préoccupations nouvelles, en donnant toujours plus de place aux jeunes collègues y compris dans l’organisation et l’animation. Pendant les deux ans de mon mandat, j’ai veillé à ce que cette démarche se poursuive et s’amplifie autant que possible, et je continue de penser que ce dispositif est une clé pour éviter tout risque de repli sous-disciplinaire ou autour de communautés trop restreintes.

Plutôt que de vouloir agir sur le périmètre des RT existants, produits d’une histoire déjà riche, le CE a alors fait le choix de ne pas multiplier les créations de RT (nous avons même abouti un temps à un gel du nombre de RT déjà élevé et discuté de la possibilité de « fermer un RT » faute d’activité) et d’inciter à croiser, hybrider, multiplier les échanges. Cela a eu également pour effet notable de renforcer une forme d’intégration de la discipline, sans pour autant réduire son pluralisme ou sa pluralité interne.

Pour avoir participé à des semi-plénières, sessions, journées et parfois à l’animation de RT aussi divers que les RT 5, 12, 29, 36, 37, 42, 49, 50…, j’en oublie sûrement, j’ai toujours été frappé par le fait que notre discipline préserve une forte cohérence par-delà les domaines ou les perspectives, liée au choix collectif (implicite) depuis l’origine de privilégier la qualité de l’accumulation empirique, de la réflexivité méthodologique et un débat théorique « ancré » dans les faits plutôt que de nourrir des guerres intestines rhétoriques ou théorico-idéologiques qui restent toujours possibles (ne serait-ce que parce qu’elles ne manquent jamais d’avoir un certain écho médiatique, comme on a pu le voir récemment autour de l’« islamo-gauchisme »).

Or, durant cette période, il a aussi fallu défendre la discipline, y compris face à des gouvernants qui, faute d’en comprendre la logique profonde, préféraient la polémique idéologique grossière à l’examen de faits et à une discussion sérieuse et rationnelle sur les enjeux des politiques publiques, de la recherche et de notre société. La présence de facto critique de la sociologie dans l’espace public induit sans doute, pour une part, ces résistances et ces manifestations de rejet parfois véhémentes, qui peuvent même trouver une résonance dans les écrits de certain·e·s collègues. Mais il faut bien dire que nous avons été surpris·e·s par la virulence des attaques qui ont conduit le CE à consacrer beaucoup de temps à réagir ou à riposter, tout en évitant de substituer à notre logique professionnelle une logique militante.

Malheureusement, cette même période s’est aussi caractérisée par une dégradation de nos conditions de travail, un déclin régulier du nombre de postes de titulaires dans les universités et organismes et une précarisation accrue des jeunes entrant·e·s.

Ces débats continuent d’être vifs parmi nous, et sont la manifestation du risque permanent d’internaliser les contradictions structurelles de plus en plus intenses au sein de l’ESR, par exemple entre chercheur·ses internationalisé·e·s et jeunes précaires. Lors de ma candidature à la présidence, à Saint-Quentin en 2015, j’avais insisté sur le travail collectif que nous devions mener pour surmonter ces contradictions, produites par les conditions actuelles d’exercice du métier, entre les divers groupes qui composent notre discipline, et au moins pour éviter de creuser un peu plus les lignes de fracture objectives ou subjectives qui peuvent la diviser. L’AFS m’apparaissait déjà comme l’un des lieux susceptibles de favoriser ce dépassement, sans déni mais sans oubli de nos missions : la promotion intransigeante et rigoureuse de la sociologie française en tant que discipline scientifique.

Un autre thème de ma candidature d’alors s’impose logiquement ici : quid de la place de la sociologie française dans le contexte globalisé de la science contemporaine ? Grâce notamment à Didier Demazière et Bruno Cousin, l’Association Internationale de Sociologie a fait écho au dynamisme de celle-ci dans un dossier de Global Dialogue. La parution de l’ouvrage équilibré et réflexif de Johan Heilbron dans le contexte étasunien a contribué à renforcer la visibilité de notre « place » objective, qui n’est pas mineure, au sein du mouvement international de la discipline. Lors des congrès ou des journées inter-congrès, les sessions ont accueilli de plus en plus de collègues étrangers, et, selon les cas, de communications dans d’autres langues que le français, même si cela reste encore marginal. Réciproquement, les Français commencent à contredire le stéréotype de l’entre-soi national dans les arènes internationales.

Pour ma part, j’ai toujours essayé d’aller dans le sens d’une internationalisation réelle et diverse, c’est-à-dire, il faut le dire, qui ne cède pas totalement au monolinguisme professionnel anglophone sans pour autant négliger la diffusion des travaux par la publication et la communication en anglais. Les liens de la sociologie française avec la sociologie brésilienne se sont ainsi progressivement renforcés durant cette période, de même qu’avec d’autres pays émergents comme l’Inde, la Turquie ou la Chine (je ne parle pas ici des pays européens proches avec lesquels les liens sont déjà nombreux et multiples). C’est moins vrai pour l’Afrique, même francophone, et l’on ne peut que le regretter.

La nécessité de sciences sociales « non hégémoniques », thème devenu central au sein de l’AIS, a néanmoins trouvé un écho plus important au sein de l’AFS, et il faut s’en réjouir. L’étape suivante, selon moi, est la création de réseaux plus denses entre associations nationales, groupes de recherche et une véritable politique de plurilinguisme scientifique, y compris lors des congrès et journées d’étude divers, que nous n’avons pas pu vraiment mettre en œuvre, faute de temps et de moyens, durant mon mandat. Ma participation pour l’AFS (Toronto, 2018) à l’élection d’un président de l’AIS d’origine palestinienne, de nationalité française et travaillant à l’American University au Liban (Sari Hanafi) m’a convaincu un peu plus qu’il s’agissait là d’un enjeu central. L’élection à cette occasion d’un comité de l’AIS composé majoritairement de collègues très ancrés dans l’anglophonie, peu représentatifs du Sud global et encore moins des langues périphériques ou simplement moins proches de l’espace étasunien dominant, m’a aussi montré que nous ne sommes qu’au début d’un long et difficile processus de véritable internationalisation non-hégémonique.

Dernier point, la qualité d’une vie associative se mesure aussi à des éléments comme le « bien-être », c’est-à-direen l’occurrence, par exemple, la satisfaction d’être ensemble pour échanger professionnellement, parfois sur des points techniques qui peuvent sembler ésotériques, parfois sur un mode animé, voire vif, mais aussi très souvent simplement pour se voir et profiter de bons moments collectifs. Les congrès de Saint-Quentin-en-Yvelines (malheureusement dans un contexte caniculaire) et d’Amiens (avec une soirée mémorable au Cirque) ont été je crois très réussis sur ce plan. L’association doit à mon avis non seulement préserver mais cultiver ces pratiques de sociabilité informelles et un minimum de « sens de la fête ». J’espère que le congrès de Lyon tiendra toutes ses promesses, aussi, sur ce point.

Frédéric Lebaron – mai 2023



 

Histoire

Philippe Cibois, président de 2009 à 2011

Philippe Cibois a réuni sur son site personnel différents documents relatifs à l’histoire de l’AFS, dans la rubrique « Matériaux pour l’histoire de l’AFS« . En complément, il propose ici un « rapport d’activité » de ses années en tant que président de l’association.

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Élu à la présidence de l’AFS par l’Assemblée générale en 2009, j’envoie une lettre en juin 2009 qui indique le programme sur lequel je m’étais présenté et qui donne la liste des membres du comité exécutif :

« Depuis la création de l’AFS, les présidences successives ont mis l’accent sur la nécessité de participer aux colloques et congrès internationaux. Ce que je voudrais souligner est que cette participation ne se fera pas par injonction mais sera la conséquence d’une manière de faire la sociologie qui a changé depuis les années 80. En effet, à cette époque, la sociologie française se voyait portée en avant par des maitres prestigieux. Certains ont pu penser alors que ce qui se faisait en dehors de la France comme sociologie n’était qu’adaptation au plan local de concepts que la sociologie française avait conçus (ou revisités).

Ces temps sont révolus, la sociologie est mondiale comme le reste de la science, et faire de la recherche ou la mettre en œuvre, c’est d’abord être au courant de ce qui se fait ailleurs, dans le monde entier. Les divisions sont thématiques, non régionales et la lecture de revues et de livres dans d’autres langues que le français est la première étape avant d’aller dans des rencontres internationales.

La deuxième étape est de produire des textes en anglais de communication internationale (ou globish) et de s’insérer dans des réseaux internationaux où nos pairs, ceux dont nous recherchons l’estime, ne sont pas les collègues de l’université où les anciens d’une École prestigieuse, mais tous ceux qui cherchent dans le même domaine que nous, aussi éloignés soient-ils géographiquement, mais maintenant à portée d’un courrier électronique.

L’AFS est maintenant en ordre de marche pour continuer sa tâche : les réseaux thématiques ont pour la plupart renouvelés leurs responsables lors du congrès d’avril dernier et l’AFS les aidera à aller de l’avant. Le Comité exécutif nouvellement élu s’est réuni et s’est distribué les tâches à accomplir : vous trouverez en annexe de cette lettre la liste des responsabilités qui ont été réparties et les groupes de travail qui se sont constitués.

Répartition des responsabilités à l’intérieur du Comité exécutif élu le 16 avril 2009 :

Jérôme Berthaut, relations avec la presse,  Isabelle Bourgeois, CASP, Comité d’Action Sociologie Professionnelle, Sylvie Célérier, Réseaux thématiques,  Philippe Cibois, présidence,  Lise Demailly, Socio-logos,  Sylvia Girel, information doctorants et jeunes docteurs,  Pierre Lenel, OFIS, Observatoire du Fonctionnement des Institutions de la Sociologie,  Claude Martin, vice-présidence, international,  Olivier Martin, trésorerie,  Odile Piriou, Observatoire du Fonctionnement des Institutions de la Sociologie  Ariel Sevilla, secrétariat général. »

Crise au CNU 19e section

Dès octobre suivant nous sommes confrontés à la crise du CNU 19 où un certain nombre d’autopromotions ont été jugées scandaleuses par des membres de la commission qui ont démissionné. Une réunion du 19 octobre avec l’ASES aboutit au communiqué suivant signé également par l’ensemble des organisations syndicales :

La rencontre organisée le 16 octobre 2009 à l’initiative de l’AFS et de l’ASES a permis de prendre toute la mesure de la crise que traverse actuellement la 19e section du CNU. De fait cette section ne peut plus fonctionner aujourd’hui alors même que va s’ouvrir la campagne de qualification des MCF et Pr. Il s’agit d’urgence de redonner à la section les moyens d’assurer ses missions. Les organisations soussignées soutiennent les démissionnaires et appellent les membres restants à démissionner immédiatement. Elles demandent au ministère d’examiner avec leur concours les conditions du renouvellement complet de la section.

Le Ministère contacté rejette le scénario d’une dissolution suivi d’élections spécifiques pour la section 19 et n’envisage qu’une cooptation. Cette procédure est envisagée par l’AFS, l’ASES ne s’y associant pas. Elle se fit sous forme d’un appel aux volontaires dont certains furent nommés par le Ministère et d’autres cooptés. La session put se poursuivre mais la communauté des sociologues avait marqué par le geste fort des démissions le refus de pratiques d’auto-promotions.

Cette décision a divisé le CE : certains ont noté que c’était la politique à suivre dans la mesure où cela a permis d’assurer le déroulement des qualifications, d’autres pensent que l’AFS en la personne de son Président s’est isolée des syndicats et de l’ASES, et que l’initiative qui en a résulté a débouché sur une relégitimation d’un CNU qui demeure discrédité dans la réalité de sa composition.

Le premier mars 2011, le Sgen, le Snesup, l’Ases et l’Afs décideront de faire une liste commune pour le renouvellement du CNU.

Les rapports avec l’APSES

Le projet des programmes de Sciences économiques et sociales proposés par le Ministère pour la Seconde (et signé d’un certain Jean-Michel Blanquer, Directeur général de l’enseignement scolaire) sous forme d’Enseignements exploratoires pose beaucoup de problèmes à l’APSES qui souhaite l’aide de l’AFS pour que la socio, ses méthodes spécifiques et sa méthodologie puissent faire partie de cette initiation.

Le 16 juin 2010, après discussion sur deux textes, le CE soutien à l’unanimité que dans le projet du Ministère pour la classe de première : « la pluralité des paradigmes théoriques est mise à mal, dans un programme qui fait la part belle aux démarches issues de l’individualisme méthodologique, au détriment des autres traditions de la sociologie contemporaine. Pour toutes ces raisons, le comité exécutif de l’AFS demande au groupe d’experts réuni auprès du Ministre de l’Éducation Nationale de reprendre sa copie, en s’inspirant notamment des propositions formulées par l’APSES qui répondent de manière beaucoup plus réaliste aux objectifs fixés aux enseignements de SES de la classe de première, tant en matière de préparation aux études post-baccalauréat qu’en matière de formation citoyenne ».

Le Congrès de Grenoble

Le 10 et 11 juin 2010 Sylvie Célérier, Philippe Cibois et Ariel Sevilla se sont rendus à Grenoble pour visiter le campus universitaire, connaître les installations mises à disposition de l’AFS en vue du prochain congrès et prendre un premier contact avec l’équipe locale et les autorités de l’université.

Le 24 janvier 2011, une réunion avec les responsables des RT-GT finalise l’organisation du Congrès qui aura lieu à Grenoble du 5 au 8 juillet 2011: l’ouverture du Congrès sera faite par Andrew Abott (Université de Chicago), la matinée suivante sera consacrée à des États généraux de la discipline, les deux dernières matinées à des semi-plénières, chaque RT-GT pouvant organiser sept sessions (l’usage des posters est recommandé s’il y a beaucoup de contributions). Sont également précisés les tarifs et les délais d’inscription.

Le Congrès se déroule effectivement du 5 au 8 juillet : son thème est « Création et Innovation ».

Le nombre des participants a été de 1 469 dont 117 invités (intervenants à une séance semi-plénière ou membres du Comité exécutif de l’Association Internationale de Sociologie), 468 doctorants ou post-doctorants auxquels un tarif réduit a été proposé et 884 inscrits au tarif normal.

On peut suivre son déroulement sur le volume du Congrès remis à chaque participant disponible ici sous forme d’un PDF. On trouvera ci-dessous les points marquants du Congrès en plus des semi-plénières et des contributions dans les RT-GT.

Mardi 5 juillet, séance d’ouverture, « Savoirs : quels critères pour les sciences sociales », conférence d’ouverture d’Andrew Abbott (Professeur de sociologie, Université de Chicago) :

Résumé : Comment définir des critères qui favorisent la connaissance et les échanges entre les savoirs ? Il semble désormais évident, et ce depuis longtemps, que la cumulativité ne peut être un critère central pour les sciences sociales.  Bien que les connaissances puissent croître à l’intérieur de paradigmes locaux, et que des synthèses partielles puissent y être réalisées, ces cumulations locales se heurtent toujours à d’autres résultats eux-mêmes cumulés mais dont les présupposés sont très différents. Dans cette conférence, je présente un nombre des critères alternatifs pour étudier le processus de connaissance : esthétique, nouveauté, plénitude, pouvoir opératoire, élégance scientifique, etc. Je distingue entre les critères relatifs aux travaux individuels et les critères relatifs au processus collectif de création de connaissance. J’analyse la question de l’excellence diachronique et le défi qu’elle pose aux critères de l’excellence synchronique. Enfin, je distingue les critères relatifs aux résultats de la connaissance et ceux qui évaluent les processus de connaissance (le savoir comme nom ou comme gérondif). In fine, je conclus en montrant qu’aucune question n’est résolue, sinon celle, centrale, de l’importance desdits critères.

Ce même mardi en soirée un cocktail est offert par la ville à l’Hôtel de ville de Grenoble : Andrew Abott et le Président de l’AFS sont faits citoyens d’honneur de la Ville par Michel Destot, Député-Maire de Grenoble.

Le Mercredi 6 juillet : repas traditionnel des responsables de RT-GT à un restaurant sur le site de La Bastille.

Jeudi 7 dans l’après-midi : assemblée générale de l’AFS au cours duquel est élu le nouveau Comité exécutif : Alex Alber, Jérôme Berthaut, Anne Bory, Isabelle Bourgeois, Philippe Coulangeon, Bruno Cousin, Lise Demailly, Didier Demazière, Marie Doga,   Dan Ferrand-Bechmann, Florent Gaudez, Solenne Jouanneau, Prisca Kergoat, Yvon Lamy, Frédéric Lebaron, Pierre Lénel, Iris Loffeier, Frédéric Neyrat, Odile Piriou, Romain Pudal, Delphine Serre, Ariel Sevilla. Comme je ne souhaitais pas me représenter, Didier Demazière fut élu président.

Il ne me reste plus qu’à remercier Sylvie Célérier qui a organisé pendant ces deux ans tout ce qui concerne les RT-GT et Florent Gaudez qui en tant que membre du CE et professeur à Grenoble a assuré le lien avec l’Université Pierre-Mendès-France et son département Sciences sociales & humaines.

J’ajouterais enfin un salut à Haby Doumbia, fidèle secrétaire de l’AFS présente à Grenoble et à Cyril Brizard, doctorant de sociologie, qui fut le responsable efficace de l’équipe locale des étudiants qui permit au Congrès de fonctionner. Il sortit vite de son statut de doctorant puisque le lendemain de la fin du Congrès, j’assistais à la soutenance de sa thèse « Le monde du métal symphonique : vers une sociologie de l’œuvre comme création continuée, l’exemple de Nightwish » qui lui valut les félicitations du jury.



 

Histoire

Didier Demazière, président de 2011 à 2015

Mes deux mandats passés à la présidence de l’AFS ont été une expérience incomparable. Pourtant, j’aurais matière à comparaison tant j’ai exercé des responsabilités nombreuses et variées dans le monde de la sociologie française et internationale. C’est à mes yeux une expérience à part, pas seulement en raison des activités que j’ai eu l’opportunité – et parfois l’obligation – de réaliser. Pas principalement en raison de spécificités des tâches dans lesquelles je me suis engagé. Parmi celles-ci vient immédiatement à l’esprit, car elle est l’une des plus visibles, l’organisation des congrès bisannuels, plus précisément la coordination de cette organisation. Il est évident que ces moments où s’exprime et s’incarne la vitalité de la sociologie et de ses chercheurs n’ont pas d’équivalent dans le cours – que je ne qualifierai pas d’ordinaire car il ne l’est pas tant s’en faut – de notre discipline.

Si j’ai le sentiment que mon expérience à l’AFS est si particulière, c’est parce que j’en garde un vif souvenir, ce qui est plutôt exceptionnel dans mes activités de sociologue. Je ne suis pas homme d’archives, qu’elles soient matérielles ou numériques. Quand les fonctions cessent, je tourne très vite la page, je me consacre à d’autres missions. J’ai un énorme plaisir à découvrir de nouvelles tâches, à expérimenter des charges pour lesquelles je suis novice. Mes souvenirs s’effacent très vite. Mais il en va autrement pour l’AFS. Je voudrai ici expliquer les raisons de cette particularité, et ce faisant j’adopte – mais c’est manifeste dès mes premières lignes – un ton résolument subjectif. Je n’entends pas témoigner d’une période, produire un récit contrôlé. Je veux plus simplement rendre compte d’une expérience vécue, intense et émotionnelle, et ce faisant tenter de partager ce que l’AFS a représenté pour moi pendant les quatre années de ma présidence, et au-delà également.

Les conditions dans lesquelles j’ai candidaté aux élections pour la présidence de l’AFS sont assez particulières. Si j’avais animé le réseau thématique « Méthodes » pendant un bon nombre d’années, je m’en étais retiré depuis 2009 et je n’avais jamais été membre du comité exécutif. D’ailleurs, je n’avais nulle intention d’intensifier mon engagement au sein de l’AFS. C’est par surprise et en dernière minute, soit quelques semaines avant le congrès de Grenoble, que de jeunes collègues m’ont démarché afin que je présente ma candidature. J’étais réservé dans un premier temps, craignant de manquer de temps pour assumer les charges correspondantes. Ce n’est pas l’absence de candidature qui m’a convaincu – une situation pas si rare quand il s’agit d’exercer des responsabilités chronophages – mais au contraire l’intérêt de présenter une candidature supplémentaire, en concurrence avec un candidat déjà déclaré. C’était pour moi un signe élémentaire d’un fonctionnement démocratique mature – l’AFS avançait alors vers ces 10 ans. C’était aussi une démarche ajustée à une conjoncture particulière. Car alors des débats déontologiques, parfois sourds et parfois explicites, traversaient la sociologie française – le CNU en était gravement secoué et plus largement les controverses fusaient sur les frontières de la discipline et les manières légitimes de pratiquer celle-ci. Dans ce contexte, les enjeux de cohésion de la communauté des sociologues, de respect de la pluralité de leurs pratiques professionnelles, et d’identité d’une discipline chahutée en interne et dans l’espace public, étaient singulièrement saillants. Le renouvellement des instances de l’AFS m’apparaissait comme une excellente opportunité pour débattre de ces enjeux lors de la présentation des candidatures devant le congrès de Grenoble. Le sens de ma démarche était de préserver l’unité de la sociologie dans sa diversité, et surtout d’insuffler une dynamique collective en vue d’accroître le rayonnement extérieur de la discipline et d’assurer sa régulation interne. C’était aussi une démarche collective, ce qui s’est traduit par la suite par un engagement fort et constant des membres du comité exécutif.

Ces circonstances ont été assez mémorables. Au-delà, ce qui caractérise mon expérience de quatre années à la présidence de l’AFS tient à ce qu’est l’AFS, à ce qu’elle représente au sein de la communauté des sociologues et de son fonctionnement. Elle est sans égal par sa capacité à fédérer les sociologues français pour lesquels elle constitue un espace d’engagement et de débat unique. Cet espace est remarquable par son étendue, bien lisible dans la variété des domaines couverts par les réseaux thématiques mais aussi par le nombre des adhérents et des participants aux congrès – le millier était largement dépassé aux congrès de Nantes et de Saint-Quentin-en-Yvelines en 2013 et 2015. Toute aussi exceptionnelle est l’attractivité de l’AFS à l’égard des plus jeunes générations, celles qui préparent leur thèse ou l’ont soutenue récemment, celles qui sont aux portes du monde académique ou y occupent des positions temporaires, celles qui ont fraîchement obtenu un poste stable, celles qui introduisent dans la discipline des questions, méthodes, approches renouvelées, bref la relève. J’ai un temps regretté le moindre engagement des collègues plus avancés dans la carrière, une bonne part d’entre eux ne participant pas, ou avec parcimonie, aux activités de l’AFS. Mais c’est aussi une heureuse singularité de celle-ci que de fédérer les sociologues qui représentent l’avenir de la discipline et sont les vecteurs de son toujours nécessaire renouvèlement. C’est sans doute aussi un talon d’Achille au regard de la raréfaction toujours plus accentuée des postes académiques en sociologie, car les actions engagées par l’AFS sur ce plan pourraient bénéficier de l’appui de l’ensemble des sociologues, y compris les plus reconnus et influents.

Ce qui m’apparait plus marquant encore dans mon expérience de la présidence de l’AFS réside dans la spécificité de cette organisation au regard des multiples autres organisations que j’ai eu l’occasion de coordonner (laboratoire, école doctorale, section du Comité national de la recherche scientifique, revue académique, comités d’évaluation dans diverses agences de financement de la recherche…). L’AFS est notre organisation, à nous sociologues. Elle n’est pas dépendante d’un environnement institutionnel ou politique qui imposerait des règles et procédures auxquelles il faudrait se conformer pour assurer légitimité et pérennité. Dit autrement, l’AFS n’est pas une institution, c’est une action collective ou un projet. Elle s’est dotée elle-même de ses règles de fonctionnement interne, elle fixe elle-même son agenda. Surtout, la participation de ses membres, leurs engagements et leurs activités, reposent sur un partage de valeurs, de croyances et de normes. L’AFS est une communauté de projet, et c’est ce qui fait toute sa spécificité, et sa valeur à mes yeux.

C’est une force, même si cela peut exposer à quelque risque ou fragilité. Ainsi je n’oublie pas la mauvaise surprise qui a accompagné ma prise de fonction : la découverte d’une situation financière délicate et précaire qui exigeait de prendre des mesures drastiques pour redresser les comptes et alimenter la trésorerie – indispensable pour assurer la rémunération de notre secrétaire, Habibatou Doumbia, véritable cheville ouvrière. Les institutions sont sans doute mieux parées et préparées à éviter ces difficultés. En revanche, la croissance rapide, et le succès, d’actions collectives comme l’AFS ne préserve pas toujours de ce type d’anicroches. Finalement ces déboires ont été convertis en opportunités pour mobiliser les laboratoires de sociologie en appui au budget de l’AFS et en soutien à son projet.

Cet épisode illustre combien la vie d’une communauté de projet excède de beaucoup la mise en œuvre méthodique voire routinière d’un programme approuvé lors du temps électoral. Certes la vie interne est rythmée par des rituels, tels l’organisation des congrès récurrents, le soutien aux séminaires et colloques montés par les réseaux thématiques, la conception des numéros de la revue Socio-Logos, la représentation auprès d’associations internationales, et nombre d’activités à caractère scientifique participant au développement et au rayonnement de la discipline. Beaucoup d’autres activités, parfois moins visibles et souvent imprévisibles, occupent aussi le temps des animateurs de l’AFS. Ainsi les acteurs politiques dictent leur agenda et provoquent des phases de mobilisation collective auxquelles l’AFS a pris sa part, comme ce fut le cas avec la loi dite Fioraso de 2013, préparée par des Assises de l’ESR puis débouchant sur la création de l’HCERES et le renforcement de l’autonomie des universités. Ce fut aussi de façon récurrente, et souvent en collaboration avec l’Association des sociologues de l’enseignement supérieur, une série de démarches, courriers et rendez-vous, auprès d’élus ou cabinets ministériels pour alerter sur l’état dégradé de l’enseignement supérieur, ou sur des sujets plus précis comme la réforme des intitulés de master. Ce fut parfois une urgence bien plus forte qui s’est imposée, avec par exemple les motions de soutien à notre collègue turque Pinar Selek, alors scandaleusement condamnée à une peine de prison à perpétuité par un tribunal turc. Ce fut également la pratique répétée d’interventions dans les médias en réaction à des prises de positions hostiles aux sciences sociales, quand la sociologie a été stigmatisée comme « usine à chômeurs » ou quand des opérations de manipulation condamnaient une introuvable « théorie du genre » en y amalgamant les études de genre. Ce furent encore des protestations auprès des institutions scientifiques comme le CNRS ou le ministère de l’enseignement supérieur pour dénoncer l’opacité de pratiques de déclassement dans des concours nationaux ou à l’inverse la nomination dans des instances comme le CNU de collègues ayant été désavoués par la communauté toute entière à travers les élections.

Une constante vigilance, que l’on peut appeler politique, est donc nécessaire. Car œuvrer pour structurer et renforcer la discipline signifie aussi lutter contre les attaques frontales ou les menaces sourdes qui peuvent l’affaiblir. Le front se déplace constamment, même si les enjeux sont plus constants, et fondamentaux car ils concernent les possibilités d’exercer le métier de sociologue sous ses diverses formes. Ainsi au titre des combats menés, et appelant une vigilance permanente car ils ne sont jamais gagnés, arrive en premier rang la question des débouchés académiques, à la fois leur raréfaction et leur précarisation alimentée par la croissance des financements contractuels. Un autre front s’est ouvert, affectant gravement les jeunes générations, consacré aux enjeux de financement des thèses, et à la course effrénée pour garnir les CV académiques afin de répondre à l’inflation absurde des exigences imposées dans les recrutements de tous ordres. Un autre encore concerne la dégradation sans fin des conditions d’enseignement et de recherche, caractérisée par un empilement de tâches connexes assurées habituellement par des personnels administratifs raréfiés, par un creusement des inégalités entre établissements sous l’effet organisé de politiques publiques soi-disant d’excellence. S’y superposent encore les enjeux, toujours aussi saillants, de reconnaissance de la discipline et de ses diplômes dans la diversité des mondes du travail. Car si l’avenir de la discipline est fortement subordonné à son ancrage dans le monde académique et il est tout autant dépendant de son implantation dans d’autres mondes professionnels.

Les actions, et réactions, que ces enjeux appellent, de façon désordonnée et imprévisible, ont tout leur sens pour l’AFS car elles sont guidées par des valeurs et des orientations partagées, que le président que j’étais avait la charge de porter. Un chantier supplémentaire, cohérent avec cette logique et auquel j’ai été et reste attaché, est celui de la régulation de la pratique de la sociologie et du métier de sociologue. Il m’a semblé nécessaire de prendre une part active dans la production de normes professionnelles en matière de pratique de la recherche (déontologie, gestion des manquements…) et d’organisation des carrières (évaluation, recrutement…). Les questions de déontologie professionnelle et de régulation interne se situent à mes yeux à l’exacte intersection entre deux exigences majeures que l’AFS doit tenir : assurer l’unité de la discipline et la cohésion de ses spécialistes d’un côté, favoriser la diversité des pratiques professionnelles et des conceptions du métier de l’autre. C’est dans cette tension que se règlent, au sens du processus de mise au point et non de la vérification d’une conformité à une référence, le paramétrage des bonnes pratiques et au-delà des normes professionnelles. Chantier majeur, heureusement toujours ouvert car seul le débat constant permet de poser des repères partagés. Ainsi, si l’AFS est fondamentalement un espace de débats scientifiques et de socialisation professionnelle, elle est devenue aussi une autorité morale au sein de la profession d’abord, vis à vis de l’environnement institutionnel ensuite.

L’écriture de ce court texte me rend quelque peu nostalgique de cette période où j’ai joué un rôle actif au sein de l’AFS. Elle ravive aussi mon attachement à ce projet collectif, toujours aussi indispensable bien sûr, le plus beau aussi auquel il m’a été donné de participer au cours d’une carrière déjà longue. Si la sociologie est un sport de combat, c’est assurément un sport collectif. Et l’AFS figure en place centrale sur son fanion.

Didier Demazière (président de l’AFS 2011-2015)

Le 7 mai 2023



 

Histoire

Dan Ferrand-Bechmann, présidente de 2006 à 2009

Pour des raisons indépendantes de ma volonté, je n’ai pas suivi en direct les premiers pas de l’AFS à Cachan, mais je me suis fortement mobilisée pour le congrès de Villetaneuse en février 2004, d’autant que j’étais professeure dans le 93 à l’Université de Paris 8, voisine géographiquement. Il y eut beaucoup plus de monde que nous ne le prévoyions et l’organisation était assez improvisée, mais fit face à une foule inattendue et enthousiaste. Daniel Bertaux, qui avait été élu président en 2002, fut réélu. J’entrais alors au comité exécutif. Parallèlement, j’avais monté un comité de recherche sur la sociologie du bénévolat et de l’engagement, qui était mon thème de travail depuis ma thèse d’État, mais je n’étais jamais loin de travaux de sociologie urbaine.

Pendant ce mandat 2004-2006, l’AFS s’était fortement consolidée sur de nombreux chantiers et avait jeté des fondations solides. J’y fus surtout chargée avec d’autres de la préparation du congrès de Bordeaux, dont je connaissais l’Université pour y avoir été élue comme membre extérieure de certains conseils, et parce que j’avais des contacts nombreux avec l’administration de programmes éducatifs européens qui est située sur les quais de la Garonne (agence européenne Socrates- Leonardo da Vinci). Pour cela, je devins vice-présidente chargée du congrès. Le thème girondin était « Dire le monde social : les sociologues face aux discours politiques, économiques et médiatiques ». Le comité local d’organisation du congrès était très actif et l’organisation des séances de 40 réseaux, des sessions et des réunions plénières et semi-plénières, des tables rondes, mais aussi des réceptions se déroula très bien, bien que la mairie nous ait fait déménager de lieu à la dernière minute pour le pot d’accueil. Le livre du congrès, véritable défi en informatique, était très complet grâce à Philippe Cibois et Louis Chauvel. Il y avait dans les tables rondes la présence de « vedettes » comme Edwy Plenel et François Dubet. La venue de nombreux sociologues étrangers marqua cette étape de l’histoire de l’AFS. L’internationalisation était à l’ordre du jour, tout comme la parité de genre, la décentralisation, le soutien des doctorants et bientôt celui des sociologues professionnels. Je développais ces points dans ma déclaration de nouvelle élue. Louis Chauvel se présenta contre moi, mais en toute amitié et par souci de démocratie. Pendant une soirée j’ai imaginé que je n’aurais pas cette charge de présidente à assumer. Je fus élue.

Mon mandat à l’AFS me sembla aisé, car j’avais une longue expérience de responsabilités administratives plus lourdes dans des cadres universitaires, de missions dans des cabinets ministériels, dans la recherche y compris sur des contrats européens et j’avais été pendant longtemps élue dans des comités de recherche de l’association internationale de sociologie (AIS). J’avais terminé quelques années auparavant une recherche sur l’inégalité entre les hommes et les femmes dans les associations, en particulier pour la Ligue de l’Enseignement et pour la mission du centenaire de la loi de 1901, et il m’a semblé que je continuais à faire de l’observation in vivo. Succéder à Daniel Bertaux, pour qui j’avais une grande admiration, fut un challenge. Il était de la vieille école et pensait probablement que je continuerais à travailler sous sa houlette. Il n’en fut rien. Il me donna des conseils et fit des remarques sur les nouveaux membres du CE, surtout les anciens, et leur envoya malencontreusement un mail à tous en faisant une fausse manœuvre : « réponse à tous ». Il me prévenait contre des opposants, mais en fait ce furent trois années très conviviales et amicales avec les anciens du CE 2004-2006 : Louis Chauvel, Philippe Cibois, Catherine Dechamp-Le Roux, Bertrand Geay, Laurence Grandchamp-Florentino, Christelle Hamel, Jean-Charles Lagrée, Pierre Lenel, Dominique Memmi, Laurent Mucchielli, Abou Ndiaye, Gisèle Sapiro, Muriel Tapie-Grimme, Olivier Vasseur, Pierre-Paul Zalio et Daniel Bertaux… Les nouveaux entrants étaient : Béatrice Appay, Isabelle Bourgeois, Sylvie Célerier, Florent Gaudez, Sylvia Girel, Claude Martin, Olivier Martin, Karine Messager, Delphine Naudier, Odile Piriou et Ariel Sevilla. Les débats qui avaient suivi le « fuitage » du mail de Daniel favorisèrent probablement des échanges démocratiques.

Nous avons essayé d’introduire un esprit d’équipe et de relever trois défis :

  • Développer le RESU (Réseau des sociologues du sud de l’Europe), et les relations avec l’AIS, l’AISLF et l’ESA puis l’ASES.
  • Mettre au clair l’administration et la comptabilité de l’AFS et les déclarations qui se devaient d’être complétées après ces quatre années de début d’existence. Le fonctionnement des associations est complexe et soumis à une intrusion perpétuelle de l’État. Ariel Sevilla se mit à cette tâche avant de passer la main à Haby Doumbia, une de mes doctorantes.
  • Enfin soutenir et développer le Comité d’action sociologie professionnelle (CASP).

Il y avait aussi des chantiers difficiles à poursuivre : celui d’une charte déontologique un peu contestée et celui de la revue Socio-logos, dont Lise Demailly était responsable alors qu’elle a été malade une grande partie de ce mandat.

Nous avions l’aide ponctuelle d’un comptable Jean-Michel Ballester[1] qui nous aida à faire des bilans conformes aux demandes souvent complexes de financements, lesquels avaient très bien abouti pour les congrès de Bordeaux et bientôt celui de Paris en 2009. Les budgets de l’AFS étaient relativement florissants et les dépenses prudentes.

Une des tâches des président×e×s à l’AFS est de faire connaître la sociologie française et de donner un avis sur la politique du gouvernement dans la recherche et l’enseignement du supérieur et éventuellement du secondaire. Nous avons publié un article dans L’Huma en 2007, que j’ai signé avec Charles Gadea. Les médias dont la télévision nous sollicitaient. Louis Chauvel, avec son écharpe rouge, était un bon médiateur. J’avais de nombreux contacts avec des sociologues d’autres pays.

Nous étions trois sociologues français qui présidions et faisions équipe à l’AIS, l’AISLF et bien sûr à l’AFS : Michel Wieviorka, Monique Hirschhorn et moi-même. Nous avons convenu d’éviter de faire des congrès la même année, ce qui allongea mon mandat à 3 ans au lieu de 2. L’AISLF fait des congrès tous les 4 ans et cela lui permit de faire son congrès à Istanbul en 2008 sans être en concurrence avec l’AFS. Les inscriptions et les séjours sont chers et qu’il y ait deux congrès ou plus une même année est un handicap.

Le RESU avait tenu plusieurs meetings dont les principaux, tout d’abord à Lisbonne en 2003, puis à Capri en 2005, à Lisbonne en 2006, mais aussi à Durban lors du congrès de l’AIS et à Bordeaux en septembre 2006, à la Corogne en 2007, à l’ESA à Glasgow puis à Urbino en 2007, ensuite à Rome, Porto et à Barcelone en 2008 et à Cordoue et Paris en 2009. Le conseil était constitué des président×e×s en exercice et des président×e×s sortant des associations nationales, d’un délégué ou coordinateur qui était Consuelo Corradi. Plus tard, le RESU s’est fondu avec un réseau de l’ESA : le RN27 (Regional Network on Southern European Societies). Le RESU réunissait deux associations nationales espagnoles et les associations portugaise, italienne, grecque et française. Il fut envisagé de l’élargir au Brésil et au Maghreb. Son but était de développer les échanges entre les chercheurs et les enseignants des pays du sud de l’Europe et des pays méditerranéens, qui sont concernés par des problèmes communs. L’anglais n’était pas majoritairement mis en avant dans nos échanges, même si l’efficacité primant, nous finissions souvent par l’utiliser tout en essayant de nous parler dans nos propres langues et d’écouter celles des autres, comme il est d’usage dans les échanges européens.   

Le CASP, sous la responsabilité d’Abou Ndiaye était une préoccupation majeure pour une petite partie du CE, mais il révéla la difficulté du problème de l’intégration et la reconnaissance des sociologues professionnels pour beaucoup de sociologues enseignants et chercheurs. Les thèmes d’une journée d’étude en 2007 à l’EHESS, furent : la recherche fondamentale/appliquée, les études et diagnostics, les postures professionnelles, les nouvelles formes de conseil et d’intervention, l’évaluation, la déontologie… Les différences de points de vue entre les différents « corps de métier » apparurent fortement, pour ne pas souligner les hiérarchies de statut et de reconnaissance entre les uns et les autres. L’enthousiasme n’était pas au rendez-vous et il me fallut défendre l’équipe du CASP qui s’y adonnait énergiquement et avec passion. L’apport de sociologues étrangers, en particulier portugais, légitimait nos efforts et soulignait la position très académique de la France dont les sociologues sont majoritairement au CNRS et dans les Universités et souvent fonctionnaires. Depuis ces douze dernières années, la professionnalisation montante de nombre de diplômes changerait probablement les postures et les points de vue.

Le soutien des doctorants et des écoles doctorales était plus habituel dans les associations et à l’AFS en particulier et relevait de cette transmission au cœur de notre métier et de notre déontologie. Le poids des jeunes sociologues dans les congrès, et la place qui leur a été donnée, se sont faits en continuation de la politique énergique de Daniel Bertaux lors de ses deux mandats.

Le congrès de 2009 à Paris, dans les locaux de l’Université de Paris-Diderot, avait pour thème « Violences et Société[2] ». L’introduction par Abram de Swaan, sociologue hollandais, sur « la régression au service de l’État, la violence de masse », posait la question des violences extrêmes et des processus de « décivilisation ». Nous organisâmes aussi des états généraux de la sociologie avec des ateliers sur l’avenir de la profession d’enseignant, les problèmes d’évaluations des carrières, de l’insertion dans les milieux professionnels, etc. Il y eut une session sur la sociologie publique avec Michael Burawoy qui a été Président de l’AIS.

Trois questions se posent quant à l’existence et l’efficacité des associations de sociologues :

  • La nature de l’engagement de ses membres
  • L’éparpillement des réseaux
  • Le nombre des associations

 

Pour avoir travaillé tant d’années sur le bénévolat et en avoir donné une définition, j’en exclus la participation à l’administration de l’AFS. Tout comme militer dans les syndicats, s’engager dans une association « professionnelle » apporte en principe un bénéfice en termes de reconnaissance par ses pairs et parce que cela permet de constituer des réseaux. C’est une des motivations de l’engagement. Certes, une grande énergie est donnée au soutien aux plus jeunes et aux doctorants, ce qui en partie apporte aussi une reconnaissance et des liens très forts avec une génération plus jeune. Certains se targuent de la défense généreuse de la sociologie, de son développement et d’en dessiner des pistes et des nouveaux contours. Mais in fine chacun y récolte des lauriers, à moins de se fourvoyer dans des erreurs, en particulier administratives et comptables, et d’y laisser des plumes. On connaît aussi ceux qui à peine élus ne viennent jamais aux réunions et ne participent à aucune action, mais dont le nom reste au moins pour un mandat sur les sites et sur un CV. D’autres, au contraire, y donnent une énergie considérable et un temps important, sans compter des finances, car nous contribuions personnellement largement aux déplacements pour prendre des contacts ou représenter l’AFS dans d’autres associations ou instances. La gestion des plannings universitaires permet quelquefois de faire des choix, et beaucoup de collègues dévorent allègrement leurs temps de loisir et leurs devoirs familiaux en acceptant ces charges dites administratives.

L’éparpillement et le nombre des réseaux, comités et groupe de travail, fracturent ou fissurent la cohésion des associations. Une armée de fantassins regroupés en escadrons plus ou moins serrés et plus ou moins nombreux constitue la chair de l’AFS tout comme des autres associations de sociologues. Pour prendre une autre image, c’est une vaste couverture tricotée dont les différents morceaux ont souvent des liens lâches. L’autonomie des réseaux, leur inégalité en matière de nombre de membres et d’activité demande une gestion complexe pour le président et son équipe qui doivent veiller à une solidarité entre les uns et les autres. Il faut inventer des moyens ingénieux de faire des actions communes et de rapprocher des équipes et pour cela y donner un peu de budget pour des projets et des séances « rassembleuses ».   

La multiplicité des associations, dont j’ai parlé souvent, mais en particulier dans une conférence au CNAM en 2012, pose divers problèmes. Elle se résout quelquefois quand un groupe ou un comité se réclame de plusieurs associations, ce qui est le cas de la sociologie clinique. Mais en général, il faut choisir d’aller à tel ou tel congrès et on ne peut pour des raisons de temps et d’argent être présent partout. L’adhésion à l’ESA est chère et la présence aux congrès aussi, la participation à l’AIS demande de très longs et coûteux déplacements comme en Afrique du Sud ou en Australie, l’AISLF exclut ceux qui ont des thèmes de recherches qui réclament de travailler avec les Américains. Surtout, proposer et rédiger des communications et aller à de nombreux congrès, souvent une même année, demande un temps considérable.

La perte de l’utilisation des savoirs et des compétences des ex-présidents m’interroge aussi. Sans aller dans une incrustation à perpétuité et des présidents d’honneur indéboulonnables, il aurait fallu trouver un système pour profiter de leur expérience.

Haby Doumbia et Dan Ferrand-Bechmann

Philippe Cibois et Dan Ferrand-Bechmann en avril 2009

[1] Décédé en 2018.

[2] Un volume fut publié quelques mois après chez Desclée de Brouwer sous la direction d’Abou Ndiaye et la mienne.



 

Histoire

Daniel Bertaux, président de 2002 à 2006

Comme il s’agit de retracer un processus non pas contemporain, mais « historique » – dix-huit ans se sont écoulés depuis l’année 2001 – il fallait nécessairement retrouver les textes de l’époque, qui feraient foi ; et les compléter avec les sources orales (des témoignages, recueillis aujourd’hui, des « acteurs/actrices » ayant participé aux prises de décision), de deux façons peut-être. D’une part, en articulant aux textes archivés/retrouvés les témoignages qui apporteraient des informations supplémentaires indispensables à la compréhension du processus (et dont les textes n’auraient pas enregistré la trace, soit en raison de comptes rendus trop laconiques, soit pour éviter la publicité de conflits, soit pour d’autres raisons encore) ; et d’autre part, mais de façon plus périphérique, en acceptant de joindre les témoignages de celles/ceux des acteurs/actrices qui tiendraient à ce que leur point de vue soit inclus dans cette reconstitution historique.

Mais tandis que j’y réfléchissais, voici qu’est arrivé le message de Philippe, ainsi que les documents qu’il a retrouvés « dans le fond de (son) disque dur » et qu’il y a joints.

Avant même de les lire, j’ai su que l’essentiel du processus historique de création de l’AFS avait été préservé, grâce (une fois de plus) à la précision du travail de Philippe. Il a joué un rôle essentiel dans la création et le développement de l’AFS : avant, pendant, et longtemps après la création de l’AFS en mars 2002, c’est lui qui a été l’infatigable régisseur et passeur de la communication électronique au sein des membres du groupe fondateur, puis au sein de la toute nouvelle organisation elle-même.

Ce n’est pas sans émotion que j’ai relu ces textes ; et notamment les deux lettres-circulaires que j’ai envoyées aux membres de l’Association qui venait d’être créée. Il me semble que l’on se relit toujours avec un certain plaisir, et pour cause : on ressent une grande proximité avec l’esprit qui pensait ainsi… Mais cela mis à part, le plaisir est venu aussi du constat que ce qui m’a été parfois reproché : l’incapacité de faire court, le besoin d’expliquer en toute clarté… avait tout au moins le mérite d’expliciter pour les générations suivantes le projet qui réunissait notre petit groupe de fondateurs de l’AFS, et en particulier son caractère, son esprit profondément démocratique et pluraliste.

Car depuis les années 1970 au moins, et malgré le mouvement de mai 68, le vaste et prospère « champ » de la sociologie était dominé par trois ou quatre nouveaux mandarins qui se livraient une guerre incessante soit directement, soit par disciples interposés. En tant que jeune chercheur admis au CNRS au printemps 1967, dans le statut alors assez précaire d’attaché de recherche, j’avais d’abord été affecté au laboratoire de Raymond Aron, qui m’avait confié à son jeune et brillant assistant Pierre Bourdieu. Après deux années à y travailler en solitaire sans pouvoir, malgré mes demandes réitérées, parvenir à intégrer son « premier cercle », j’avais accepté la proposition de collègues de Raymond Boudon venus me trouver pour me proposer de rejoindre la petite équipe qu’il était sur le point de créer. Quand j’en avais informé Pierre Bourdieu il avait eu cette phrase énigmatique : « Je ne vous en veux pas : vous avez toujours été loyal ».

« Loyal » ? Formé initialement aux sciences exactes, j’ignorais totalement ce que cette phrase pouvait signifier dans le milieu de la sociologie française, que j’imaginais alors comme une communauté de chercheurs en quête passionnée de découvertes scientifiques : dans cette perspective, la « loyauté » n’a en effet aucune place. Si ce n’est celle de la loyauté à l’égard de la vérité objective, l’absolue loyauté à l’égard de la réalité « là-dehors », out there, principe qui a effectivement gouverné toutes mes recherches.

Quoi qu’il en soit, au début j’avais été bien accueilli dans le laboratoire que dirigeait de loin Raymond Boudon, personnalité intelligente, ouverte et affable. Mais n’ayant pas fait d’études philosophiques, je tenais à rattraper mon retard en lisant les grands classiques ; et en particulier les travaux remarquables d’un certain Karl Marx. Curieusement, malgré son ouverture d’esprit, cela déplaisait à Boudon. « Je suis d’esprit libéral ; mais là, vous exagérez vraiment ! » me dit-il une fois en substance.

Quoi qu’il en soit, alors que j’avais cru que l’admission au CNRS me faisait entrer dans le paradis de la recherche de vérités sociologiques objectives – ma véritable passion – je me suis trouvé au milieu d’un champ de bataille entre trois Normaliens conquérants (le troisième étant bien entendu Alain Touraine, auprès de qui j’ai fini par chercher refuge), chacun bien décidé à parvenir à une totale hégémonie sur ce champ. Autant leurs perspectives me semblaient complémentaires plutôt qu’antinomiques – chacune ayant ses mérites, mais aussi ses points aveugles –, autant chacun d’eux affirmait avec force qu’elles étaient absolument incompatibles et semblait persuadé qu’il n’y avait qu’une seule façon de concevoir la sociologie : la sienne. Si Karl Marx, ou à défaut l’un de ses disciples les moins dogmatiques, avait dirigé un labo de sociologie en France, j’y aurais aussitôt posé ma candidature. Il est d’ailleurs probable que j’aurais perçu assez rapidement certaines insuffisances dans sa pensée – ainsi à propos des femmes – et que je n’aurais pu m’empêcher de le lui faire remarquer. Mais rien de tel n’existait en France, et les institutions veillaient de près à ce qu’il en soit ainsi.

J’avais beaucoup aimé et vécu intensément le « mouvement » des mois de mai et juin 1968. Et peu de temps après, j’avais rejoint l’un des syndicats de chercheurs : non pas le SNCS, jugé trop proche du PC – perçu comme l’ennemi du mouvement de mai – mais la CFDT/Recherche. J’y militais surtout pour une démocratisation de la prise de décision dans les laboratoires de sociologie, une évidence aujourd’hui, mais une hérésie à l’époque (où par exemple il paraissait absolument naturel à chaque directeur d’un labo – dont il était aussi le fondateur – de disposer à sa guise de la totalité du budget de frais de mission…).

Si bien qu’après des débuts prometteurs, dont un long article sur la mobilité sociale dans la Revue Française de Sociologie, mon esprit critique et mon militantisme, auxquels s’ajoutait non seulement ma lecture de Marx, mais aussi, aux antipodes, mon intérêt grandissant pour la méthode des histoires de vie (une technique unanimement décriée par l’establishment sociologique) firent que malgré mes publications, je risquais de plus en plus d’être renvoyé du CNRS (ce n’est qu’en 1982 que le statut de chercheur y a été fonctionnarisé). Mais j’avais dès le début cherché un milieu scientifique plus démocratique et « horizontal » que le milieu parisien, et je l’avais trouvé tout de suite dans le milieu international en participant au Congrès Mondial de Sociologie qui s’était tenu en septembre 1970 à Varna, en Bulgarie. À la différence de la plupart des sociologues français de l’époque, je parlais assez bien l’anglais, ou plutôt l’américain, et je le lisais couramment : car avant de devenir sociologue j’avais fait des études d’ingénieur, passé une année à faire un Master d’Ingénierie électronique à Berkeley et – fort peu pressé d’entamer une carrière d’ingénieur qui ne m’intéressait nullement – j’en avais passé une autre, l’année 1965, à voyager autour du monde avec une bourse Singer-Polignac. Je me débrouillais donc raisonnablement en anglais, ce qui m’a permis dès mon entrée au CNRS de présenter des communications dans les Congrès internationaux de sociologie de l’Association Internationale de Sociologie (AIS). C’est à Varna, en septembre 1970, que j’avais découvert l’existence de son Comité de recherche n° 38 sur la Stratification et la Mobilité Sociale et, en son sein, le milieu scientifique que j’avais cherché en vain à Paris : une communauté « horizontale », sans chefs, où l’on était mis en contact avec des sociologues de toute l’Europe –  y compris l’URSS et les pays d’Europe « de l’Est » –, des deux Amériques et de quelques pays asiatiques et africains (j’y retrouvais mon tour du monde de 1965) ; avec des discussions ouvertes, sans rapports de force institutionnels ; une égalité entre chercheuses et chercheurs, l’intelligence ni la créativité n’étant manifestement pas réservées au genre masculin ; une convivialité cosmopolite ; bref tout ce dont j’avais rêvé, et que j’avais cherché en vain à Paris. Une révélation !

Dès lors, j’ai aimé l’atmosphère des Congrès internationaux, mais aussi celle des Colloques organisés tous les ans par les Comités de recherche les plus motivés, comme l’était celui (Stratification and Social Mobility) que j’avais rejoint. Mes emprunts circonstanciels aux travaux du vieux Karl ne convainquaient pas toujours mes collègues californiens ou japonais, mais du moins ne me valaient-ils pas exclusion immédiate et définitive. J’ai aimé cette ouverture ; j’y ai investi une partie de mon temps ; j’ai publié en anglais dans des revues internationales (ce qui demandait bien évidemment le double de travail – au moins – par rapport aux revues de langue française) et dans des ouvrages collectifs en anglais ; et c’est sans doute ce qui m’a finalement valu de ne pas perdre mon statut de chercheur au CNRS (il s’en est, semble-t-il, fallu de peu…).

J’ajouterai, pour terminer cette évocation de ce qui m’avait préparé à participer à la création de l’AFS, qu’ayant tenté en vain de persuader mes collègues résolument quantitativistes du Research Committee on Strastification and Social Mobility de l’AIS de l’intérêt d’utiliser les life histories et les family case histories pour obtenir des données permettant de voir de près les processus de formation (et de différenciation au sein d’une même fratrie) des parcours scolaires puis professionnels, je pris l’initiative de proposer l’organisation d’un « Ad Hoc Group on Life Histories »  dans le cadre du Congrès de Sociologie qui allait se tenir pendant la semaine du 14 au 19 août 1978 à Uppsala, en Suède. L’idée était de disposer d’une salle où pourraient converger, du lundi au vendredi en fin d’après-midi, les rares sociologues du monde entier qui portaient quelque intérêt aux histoires de vie.

J’avais composé un programme pour chacune de ces cinq sessions de deux heures ; et j’avais construit la première de ces cinq sessions autour d’un débat entre sociologues quantitavistes – représentés en l’occurrence par l’Anglais John Goldthorpe, grand spécialiste de l’étude quantitative (et comparative) de la stratification et de la mobilité sociale – et sociologues d’orientation plus ethnographique, représentés notamment par le flamboyant sociologue romain Franco Ferrarotti, la sociologue québécoise Nicole Gagnon, et le sociologue et oral-historien anglais Paul Thompson. Au dernier moment, j’y avais même inclus Immanuel Wallerstein, dont j’avais fait la connaissance à la Maison des Sciences de l’Homme à Paris ; il avait accepté d’y figurer avec une communication sur The Proletarian, au contenu très original (il y montrait qu’en termes d’« exploitation » au sens de quantité de plus-value extorquée aux travailleurs directs par le capital, ce n’étaient pas les ouvriers américains qui étaient les plus exploités, mais… les cadres moyens et supérieurs salariés par les compagnies financières de Wall Street : peu de choses à voir certes avec les récits de vie, et je ne pensais pas qu’il viendrait ; mais il est venu – avec sa femme Béatrice, qui partageait ses idées et l’accompagnait partout – créant ainsi l’événement).

Cette première session, que je me suis contenté de présider, a donné lieu  à des échanges très vifs entre John Goldthorpe – qui ne faisait confiance qu’aux données quantitatives – et Franco Ferrarotti, Nicole Gagnon et Paul Thompson, qui tenaient à lui faire reconnaître publiquement que nombre de phénomènes socio-historiques sont voués par nature à échapper au regard « quantitatif » des statistiques sociales ou des enquêtes par questionnaires (ainsi de tout ce qui est lié aux drogues interdites, plus généralement à toutes les activités illégales). Le ton est monté entre eux ; et comme la salle était pleine en raison de leur célébrité, dès le lendemain le buzz était lancé. Je n’en avais pas conscience, car je ne faisais pas partie des instances dirigeantes de l’AIS ; mais le Professeur Wladimir Wesolowski, un sociologue polonais qui en faisait partie et me connaissait de par ma participation aux colloques du Research Commitee 38, m’en a informé : « Vous devriez dès maintenant demander la création d’un Comité de recherche de l’AIS sur les histoires de vie », me conseilla-t-il dès le lendemain ; « manifestement les gens sont intéressés ».

Ce fut une longue marche. Le courrier électronique n’existait pas à l’époque, il fallait envoyer des lettres-circulaires, qui coûtaient cher en timbres ; et le directeur de mon laboratoire, Alain Touraine, monopolisait à son service exclusif l’activité de trois des quatre secrétaires d’un labo qui comptait une trentaine de chercheurs… Cependant huit années plus tard, en 1986, le Groupe Ad Hoc sur les Histoires de vie, après avoir obtenu en 1982 le statut intermédiaire de Working Group de l’AIS, était enfin reconnu comme Research Committee de l’AIS ; et dans la foulée, sans même avoir eu l’idée de le demander, j’étais coopté au sein du nouveau Comité Exécutif de l’Association Internationale de Sociologie.

Cette Association Internationale, créée – avec plusieurs autres associations scientifiques – après la seconde guerre mondiale, sous les auspices de l’UNESCO, avait été conçue (sur le modèle américain) comme une membership association : elle était censée n’être financée que par les cotisations de ses membres individuels, qui seuls avaient le droit de vote lors de l’élection des membres de son Comité Exécutif et de son Président. Autrement dit les « États » (comme on dit en France ; en anglais on dit « governments ») n’avaient aucun droit de vote, malgré les subventions que tel ou tel pourrait lui concéder. Les fondateurs pensaient que ces principes constitueraient la meilleure – ou la moins mauvaise – des façons de la préserver d’une mainmise éventuelle de tel ou tel État. J’avais profondément intériorisé ces principes, qui correspondaient à mes convictions certes marxiennes, mais très opposées au « léninisme ». 

(À l’époque la plupart des marxistes se disaient aussi léninistes, comme si le « marxisme-léninisme » allait de soi, juste une transmission de père en fils spirituel ; mais de par mes rencontres internationales, j’avais pu nouer des relations d’amitié avec Rudolf Andorka, un démographe hongrois et un homme d’une très grande probité. Constatant mon enthousiasme pour Marx – qu’il ne partageait guère – il m’avait demandé lors d’un déjeuner sur le pouce, avec son inimitable accent sur la première syllabe de chaque mot :

– DAniel, est-ce que TU SAis QUI a INventé le CONcept de MARxisme-LÉninisme ?

– Je suppose que ce n’est pas Marx… Euh non, évidemment ! Alors ce doit être Lénine, non ?

– Non DAniel, PAS du tout. L’HOMme qui a INventé le COncept de MArxisme-LÉninisme, c’est STAline en PERsonne !

Ce jour-là j’avais effectivement compris/appris quelque chose d’important…)

De par ma participation au Comité Exécutif de l’AIS je savais que dans la plupart des pays développés, l’existence d’un milieu professionnel de sociologues « libres » était un important signe de démocratie : dès qu’un dictateur prenait le pouvoir, en général à la suite d’un coup d’État effectué un samedi soir, par exemple en Argentine, au Brésil, au Chili ou ailleurs dans le monde, l’une de ses premières décisions était de supprimer officiellement l’existence de la philosophie, des sciences politiques et de la sociologie, considérées a priori comme potentiellement subversives.

Alors, quand la Société Française de Sociologie, qui agonisait depuis tant d’années, décida de se saborder, j’étais prêt.

(à suivre)













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