Pinar Selek ou l’antithèse de « l’homme rampant »

Pinar Selek ou l’antithèse de « l’homme rampant »

par Gisèle Sapiro (CNRS/EHESS; CESSP)

Depuis 25 ans, Pinar Selek est persécutée par le gouvernement turc pour avoir fait son métier de sociologue. En 1998, elle a été arrêtée et torturée pour avoir refusé de révéler aux autorités les noms de ses enquêtées kurdes, suivant les règles de déontologie professionnelle, que l’on peut comparer au secret médical ou au secret professionnel d’avocat, même si cette déontologie n’est pas codifiée dans le cas de la sociologie. Libérée après deux ans d’emprisonnement, elle a récidivé en entreprenant une enquête sur les fondements masculinistes d’un système politique nationaliste, militariste et patriarcal, et sur les mécanismes de la menace, par laquelle s’obtient l’adhésion à cet ordre social et politique. Elle est devenue une des cibles privilégiées de ce système précisément parce qu’elle en dévoile le fonctionnement.

Car cet ordre militariste et patriarcal se reproduit par le dressage des corps masculins à l’exercice de la violence, comme elle le montre dans ce nouveau livre, le premier écrit directement en français, qui paraît ce jour-ci aux Éditions des femmes-Antoinette Fouque. Cet essai incisif systématise et théorise, en les généralisant, les résultats de l’enquête d’histoire orale qu’elle a menée auprès de 79 hommes sur leur expérience du service militaire, lequel constitue, explique-t-elle, le troisième rite d’initiation à la masculinité hégémonique, après la circoncision et la pénétration, et avant le mariage et la paternité. Une enquête qui avait donné lieu à un livre publié en 2009 (et traduit en français en 2014), où elle donnait voix à ces témoignages rares de l’expérience militaire que vivent les hommes de nombreux pays.

En effet, si elle prend des formes particulières en Turquie, pays au passé génocidaire, où plusieurs coups d’Etat ont structuré le champ politique, cette expérience militaire participe d’un système patriarcal qui fonde l’adhésion à la violence légitime exercée par l’Etat au nom de la Raison d’Etat, et entraîne à sa pratique quotidienne. Pinar Selek montre que le pouvoir, la domination, dont la domination masculine est un des socles, s’obtient, par un paradoxe apparent, à travers la soumission, l’humiliation, l’annihilation de la personnalité, l’infantilisation, l’intériorisation de la hiérarchie, et bien sûr la violence. Au cours de cette série d’épreuves – que désigne la métaphore du « chaudron militaire » – se fabrique ce qu’elle appelle l’« homme rampant » : le voici désormais prédisposé à reproduire la violence banalisée – des bagarres aux viols individuels et collectifs (notamment ceux perpétrés dans le cadre militaire), aux pogroms, à la violence d’Etat et à la violence paramilitaire -, mais aussi les diverses formes de paternalisme.

Son analyse se nourrit de nombreuses références, dont Hannah Arendt, Simone Weil, Michel Foucault, James Scott, ainsi que les théoriciennes féministes Christine Delphy, Monique Wittig, Colette Guillaumin, Anne-Marie Devreux et Raywen Connell, mais ce cadre théorique très élaboré est étayé, incarné, à l’aide des témoignages qu’elle a recueillis. Accéder à la réalité de l’expérience de cette « institution totale » (Erving Goffman) qu’est l’armée lui permet d’appréhender le militarisme comme processus social et de porter au jour le rôle de la masculinité normative hétérosexiste dans l’organisation de la violence politique, ainsi que dans la violence à l’égard des femmes et à l’égard des homosexuels et des transsexuels, stigmatisés par l’institution comme des « pourris », raillés, humiliés, exclus de l’ordre social. Cette analyse peut être généralisée à beaucoup d’autres pays, avec des variantes et spécificités.

C’est cette enquête qui dès son origine lui a valu les poursuites, menaces, et persécutions dont elle est victime depuis 2007 et qui l’ont contrainte à s’exiler de son pays lorsque son livre a paru en 2009. On assiste à une parodie de justice, avec réouverture d’un procès en terrorisme, malgré quatre acquittements, dont le dernier en date a été annulé par la Cour suprême de Turquie en juin 2022. Suite de cet acharnement politico-judiciaire, un nouveau procès s’est tenu en mars et les débats ont été reportés au vendredi 29 septembre, avec demande d’extradition et menace d’emprisonnement à vie. Une fois de plus, l’audience a été renvoyée au 28 juin, prolongeant l’étau de la pression psychologique sur la sociologue au lieu de reconnaître son innocence.

Nous nous tenons, solidaires, auprès de Pinar Selek pour la soutenir dans cette nouvelle épreuve, au nom de la justice, de la liberté d’expression et des libertés académiques, principes bafoués par le régime turc où une justice politique accuse les opposantes de terrorisme : nombreuses et nombreux sont nos collègues turc∙ques ayant eu à affronter des poursuites pour avoir signé une pétition pour la paix.

L’acharnement politico-judiciaire contre notre collègue Pinar Selek est le cas le plus grave d’atteinte aux libertés académiques masquée derrière une accusation dont le caractère mensonger a été prouvé (l’explosion sur le marché aux épices d’Istanbul qui lui est imputé était dû à un accident de bouteille de gaz). Pareille parodie de justice, soumise à l’arbitraire politique, est caractéristique des régimes autoritaires où l’autonomie du champ juridique est réduite à néant, tout en maintenant des institutions et des procédures judiciaires de façade. Elle n’est pas spécifique à la Turquie.

De même, l’atteinte aux libertés académiques n’est pas spécifique à ce pays : elles sont bafouées dans les régimes autoritaires que sont la Chine et la Russie, mais aussi dans nombre de pays dits illibéraux comme l’Inde, l’Egypte, la Hongrie et la Pologne, et gagnent petit à petit nos démocraties libérales dont le libéralisme politique est grignoté par le néolibéralisme, les lois anti-terroristes, et la politique de surveillance, comme le souligne Pinar Selek dans sa conclusion.

Il faut saluer le courage de Pinar Selek, qui persiste et signe, sans céder à l’intimidation, à la menace, et aux persécutions. L’attitude courageuse de Pinar constitue l’antithèse de cet homme rampant qu’elle a étudié. Face à la soumission à la violence qui conduit à sa reproduction, elle brandit les armes de la sociologie, armes pacifiques mais intellectuellement acérées et désenchanteresses, déconstruisant les mécanismes de la violence physique et ceux de la violence symbolique qui la légitime, les dévoilant dans leur triste banalité moutonnière et réitérative. Sans pour autant nourrir d’acrimonie contre ces enquêtés, sans les dénoncer, en restituant leur vécu avec une objectivité et une distance critique qui n’exclut pas une forme d’empathie pour ces hommes soumis à de telles épreuves de virilité.

Cette attitude exemplaire est un modèle pour toute notre discipline et pour le monde académique et intellectuel en général, elle est notre honneur, et c’est donc pour moi un honneur d’exprimer ici l’admiration que je voue à Pinar et à tous nos collègues qui se battent pour défendre nos libertés académiques de par le monde, au péril de leur vie et de leur liberté de circulation – car, en plus de ne pouvoir retourner dans son pays, Pinar ne peut quitter le territoire français sans prendre le risque d’être arrêtée pour être livrée au gouvernement turc -, et au prix d’une insécurité et d’une instabilité qui rendent encore plus ardue la pratique de son métier de chercheure et d’enseignante.

Comme en mars, une délégation s’est rendue à Istanbul pour suivre les « débats » sur place et l’AFS y était représentée par son co-président Cédric Lomba.

Pinar, nous sommes près de toi, avec toi.













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