Jean-Claude Chamboredon (1938-2020) : un collège invisible

Jean-Claude Chamboredon (1938-2020) : un collège invisible

Rares sont les étudiants en sociologie de la génération du baby-boom en France qui n’ont pas lu et relu Le métier de sociologue (1968), tout à la fois traité, programme et anthologie qui a décisivement contribué à la refondation critique de la discipline12. Trois signatures normaliennes : Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron. Le premier et le troisième des auteurs s’étaient déjà fait connaître des milieux éducatifs et des médias pour leur essai, Les héritiers (1964), mettant au jour le capital culturel, agent majeur de la reproduction des inégalités scolaires. Le second, pourtant cheville ouvrière de l’anthologie de textes, était moins connu. Plus jeune que les deux philosophes, cet agrégé de lettres classiques (1962) s’était formé à la sociologie à leur contact sous l’égide de Raymond Aron, fondateur du Centre de sociologie européenne (1960). Sa carrière intellectuelle s’affirmera d’abord dans l’ombre de ces hautes figures du renouveau sociologique puis de manière de plus en plus indépendante à la fin des années 1970, sans être pour autant solitaire ni en marge des évolutions de la discipline. Les derniers retours sur son œuvre, et tout récemment encore à l’occasion de son décès, révèlent la postérité de ses travaux et les attachements qu’il a noué avec plusieurs générations de sociologues, d’ethnologues, d’historiens et de géographes.

Né en 1938 à Bandol, dans un milieu de classe moyenne issue des campagnes méridionales, Chamboredon fait ses lettres à Toulon puis Marseille. Entré à la rue d’Ulm en 1959, le provincial se rapproche d’Aron et de Bourdieu dont il sera l’assistant en sociologie à la fac de Lille. Il devient chef de travaux à la 6e Section (EPHE), assurant le secrétariat du CSE, puis en 1968 maître-assistant à l’ENS où, premier « caïman » en sociologie, il joue un rôle essentiel dans la formation aux sciences sociales entre l’ENS et l’EPHE-EHESS et en direction des lycées (agrégation créée en 1977). Élu directeur d’études à l’EHESS en 1988, il rejoint Passeron dans l’unité de recherche de la Vieille Charité à Marseille (qui deviendra l’actuel Centre Norbert Elias) jusqu’à la retraite officielle au milieu des années 2000.

Outre sa participation active au renouvellement des règles de la méthode sociologique (rationalisme appliqué, construction de l’objet, vigilance épistémologique, réflexivité, interdisciplinarité, etc.) ses premiers travaux marquent le cours de la Revue française de sociologie dont il devient membre de la rédaction (1967-90). Trois articles-clés devenus des classiques sont à rappeler : sur la « proximité spatiale » engendrant la « distance sociale » dans les grands ensembles d’habitat collectif (1970), sur la définition de la « délinquance juvénile » qui y sévit (1971), sur le « métier d’enfant » comme construction sociale de l’âge de la maternelle (1973). Trois coups inauguraux comme au théâtre marqués au sceau de l’enquête de terrain (Antony), de la statistique « morphologique » des peuplements et âges sociaux, de l’analyse sémantique serrée des désignations et interactions sociales, de l’inscription réflexive de l’étude dans un ensemble de savoirs passés et présents qui se rapportent à son objet. Que ce soit sur les thèmes de la coprésence sociale, de la déviance ou du cycle de vie, thèmes au cœur des politiques urbaines et sociales d’alors, le sociologue se distingue par sa critique des vulgates politico-savantes et par sa formule pluraliste de recherche reconstruisant l’objet à travers les multiples facettes d’une visée qui relie les structures d’ensemble aux microphénomènes.

Tout au long des années 1980, ce programme se densifie en multipliant l’analyse des objets et représentations culturelles travaillés par le temps, l’espace et la mémoire collective : le mythe paysan dans la peinture du XIXe siècle, le roman régional, les bastides provençales, la chasse, les parcs naturels, etc. Se dessine en filigrane une approche relationnelle des œuvres et champs culturels, sciences humaines comprises, attentive aux temporalités multiples, aux appartenances et références territoriales et au feuilletage des identités sur fond de tensions de classe. Trois textes majeurs l’illustrent notamment : le premier sur le temps de la biographie et de l’histoire appliqué au romancier régional Jean Aicard (1983), le second sur la réception politiste et moraliste des œuvres de Durkheim (1984), le troisième élargissant la perspective dans un discours de la méthode sur la production symbolique et les formes sociales (1986). Thèses toujours inspirantes aujourd’hui pour qui veut faire l’histoire de la sociologie en intégrant les approches en termes de morphologie sociale des acteurs et auteurs, de configuration de places et d’emplois, de style de recherche et de retraduction des conflits politiques et idéologiques.

Foisonnante et dispersée en de multiples supports éditoriaux, cette œuvre originale, érudite et impitoyable à l’égard des vulgates sociologiques montantes tant du côté de Bourdieu que de Boudon, ne s’est pas traduite en livres de synthèse. Quand j’ai côtoyé ce maître en tant que doctorant au tournant des années 1990, il avait en chantier un essai de sociologie de la socialisation, fil rouge de ses nombreux travaux. Hélas, les symptômes d’une psychose maniaco-dépressive, trop longtemps déniée et non soignée, se sont aggravés au fil des années. Ils l’ont empêché de mener à bien ses projets individuels et collectifs, notamment ce qui aurait pu se dessiner comme une « école de sociologie de Marseille » à l’instar de celle de Chicago. La variable « ethnico-culturelle », si présente aujourd’hui dans un espace public de communication aux prises avec le courant « décolonial », aurait sans doute trouvé là matière à développement au sein du cadre théorique qu’il avait construit.

Ses articles majeurs ont été plus ou moins ponctuellement exhumés au fil du temps suivant la conjoncture politique, par exemple son enquête fracassante de 1970 sur le paradoxe de la proximité spatiale facteur de distance sociale lors de la mise en place de politiques de mixité urbaine dans les années 1990. Mais globalement son œuvre est longtemps restée parcellisée au gré des lectures de spécialistes ou d’initiés. On doit récemment à Florence Weber, directrice de la collection « Sciences sociales » aux Éditions Rue d’Ulm (ENS), ainsi qu’aux jeunes sociologues Paul Pasquali et Gilles Laferté, la réunion de ses principaux travaux en trois volumes3. Après son décès le 30 mars dernier dans une maison de retraite médicalisée de la banlieue parisienne, de nombreux articles de presse (Le Monde, Libération, AOC), de revues (Revue française de sociologie, Genèses, Sociologie) et de sites (EHESS, Centre Norbert Elias, ENS) ont déjà fait franchir un pas supplémentaire à cette réhabilitation expresse. Ils sont pour l’essentiel le fait d’élèves qui ont bénéficié des enseignements du « caïman » de la rue d’Ulm (outre Florence Weber, Jean-Louis Fabiani, François Héran, Pierre Michel Menger, Gérard Noiriel, Stéphane Beaud) auxquels se joignent divers compagnons de route (François Chazel, Jacques Revel), derniers doctorants (Pierre-Paul Zalio) et ultimes collaborateurs (Pierre Fournier). En ressort l’image d’un « grand lettré », « humaniste aussi modeste et discret que chercheur puissant », « inventif, généreux et exigeant » qui « abattait dans la pratique les barrières corporatistes issues des découpages scolaires », tout à la fois « tourmenté et drôle, chaleureux ou sarcastique », « au côté ombrageux » – dernière allusion sans doute aux traits polémiques qui parsèment l’œuvre de flèches à l’humour ravageur déployé en cascade dans des notes de bas de page qui prennent parfois la place du texte (« Réponse à MM. Boudon et Bourricaud, auteurs du Dictionnaire », Revue française de sociologie, XXV-2, 1984).

Une telle salve d’hommages dessine un premier cercle de proches et de disciples qui inclut les plus hautes instances académiques comme le Collège de France (Héran, Menger), l’ENS (Weber à Ulm, Zalio, actuel président de l’ENS Cachan) ou l’EHESS (Fabiani, Revel). On pourrait y joindre les hommages rendus par Chamboredon lui-même à des auteurs qu’il avait fréquenté ou cultivé (Georges Canguilhem, Raymond Aron, Raymond Williams, Philippe Ariès, Georges Dumézil). Sans parler, au-delà de Bourdieu avec lequel il avait rompu à la fin des années 1970, du grand cercle des classiques proches ou lointains qu’il s’était plu à commenter ou à faire découvrir à ses étudiants (Durkheim, bien sûr, mais aussi l’ethnographe Marcel Maget, le géographe Marcel Roncayolo ou le sociolinguiste Basil Bernstein). Ainsi se forme la densité morale et conceptuelle d’un collège invisible qui inscrit et fait vivre une œuvre dans le temps long.

Pierre Lassave, CéSor (EHESS-CNRS)

1 Une première version de ce texte a paru dans le Bulletin d’histoire de la sociologie-RT 49, N° 11, décembre 2020.

2 Ce classique vient d’être récemment réédité dans la nouvelle collection de poche des Éditions de l’EHESS : P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon, J.-C. Passeron, Le métier de sociologue. Préalables épistémologiques, (Texte présenté par P. Pasquali), Paris, Éditions de l’EHESS, 2021, 576 p.

3 Jean-Claude Chamboredon, Jeunesse et classes sociales, (éd. P. Pasquali, préf. F. Weber), 2015, 262 p. ; Émile Durkheim, le social objet de science, (préf. D. Schnapper), 2017, 112 p. ; Territoires, culture et classes sociales, (éds. G. Laferté, F. Weber), 2019, 389 p., Paris, Éditions Rue d’Ulm, coll. « Sciences sociales ».













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