09 Mar Christophe Beslay (1957-2022)
Christophe Beslay nous a quitté-es au printemps dernier. L’AFS adresse toutes ses condoléances à ses proches et ses collègues. En son souvenir, nous publions ici un texte rédigé par Charles Gadéa et Romain Gournet et relayons un texte rédigé par Monique Hirschhorn pour l’AISLF.
\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\
A la mémoire de Christophe Beslay
Praticien émérite et pionnier de la recherche en sociologie de l’énergie
Charles Gadea, Romain Gournet
Il y avait de beaux couchers de soleil sur les toits de Toulouse. Nous aimions nous retrouver sur la petite terrasse. Chaque jour était un jour de plus, une conquête, mais nous avions une peur terrible du lendemain. Christophe était parmi nous, nous savions qu’il vivait ses derniers jours. Nous étions rassemblés, quelques amis autour de lui. Il fumait tranquillement une cigarette puis remettait sa canule à oxygène. Nous parlions un peu de tout et plaisantions comme si de rien n’était, peut-être un peu plus chaleureux et attentionnés qu’en temps ordinaire. Dévastés intérieurement, nous gardions le sourire et savourions intensément chaque instant. Christophe est mort le 31 mai au centre de soins palliatifs, se réjouissant, avec son optimisme habituel, d’avoir déjoué les pronostics et vécu bien plus de jours qu’on ne lui en prédisait. Il avait donné son corps à la science, il n’y a pas eu de cérémonie, il a disparu.
Près d’un an plus tard, la douleur est intacte mais il faut l’affronter pour saluer sa mémoire car il y a eu et il y aura peu de sociologues comme lui, si pleinement accompli dans l’activité professionnelle et si activement présent dans la recherche et l’enseignement.
Sa carrière, il l’a menée pratiquement en entier en profession libérale, au départ parce que l’université avait décidé de ne plus recruter de chargé de cours qui ne puisse justifier d’un emploi extérieur. Il a non seulement créé son emploi et réussi à vivre de la sociologie hors du monde académique, mais embauché au fil du temps et des contrats divers collègues au sein du Bureau d’études sociologiques qu’il avait fondé en 1986.
Dans la première période, celle des années 80, des vaches maigres et du « hors statut », il a connu une grande diversité thématique, sans renoncer à son ancrage dans la sociologie du travail ni à son rattachement institutionnel en tant que « membre associé » à la petite équipe de l’Ermopres (Équipe de recherche modes de production et sociétés- devenue aujourd’hui le Certop) que venait de créer Yvette Lucas. C’est ainsi qu’il a pris, avec Jérôme Dihouantessa, une part très active dans la collecte et le traitement des matériaux pour l’ouvrage Le vol du savoir publié par cette dernière, mais ce n’était que l’une des opérations de recherche auxquelles il a participé, parmi bien d’autres consacrées aux artisans, aux agriculteurs, aux techniciens, aux ouvriers de l’aéronautique, mais aussi aux pieds-noirs, aux travailleurs sociaux, aux robots mobiles autonomes, aux PMI de haute technologie… Puis il a progressivement bâti une expertise reconnue dans les questions de construction et d’usage du logement et de sociologie de l’énergie, si vaste et si solide qu’elle déborde largement du cadre académique. Il excellait, en effet, à faire comprendre aux gestionnaires et aux ingénieurs combien le regard sociologique est utile et comme il peut enrichir leur propre activité de conception et de décision, ce qui lui valut de recevoir en 2015 le Grand prix de l’Association des ingénieurs et techniciens en climatique, ventilation et froid (AICVF), consécration inédite pour un sociologue.
Cette dimension de « science appliquée » de ses travaux allait de pair avec un investissement tout aussi conséquent dans l’activité de recherche. Il n’a jamais cessé de laisser libre cours à sa curiosité, passant de l’insertion professionnelle des jeunes aux politiques publiques de reconversion industrielle ou de territorialisation de l’enseignement supérieur et la recherche. Son penchant pour l’exploration de nouveaux domaines l’a même poussé à s’aventurer dans le projet porté par Maxime Armengaud, Professeur de médecine, de fonder une nouvelle science interdisciplinaire consacrée à l’étude des voyages, l’emporiatrie. Mais c’est surtout la sociologie naissante de l’énergie, dont il était un des fondateurs et des principaux animateurs, qui a capté ses efforts. L’ouvrage pionnier Sociologie de l’énergie. Gouvernance et pratiques sociales, qu’il a co-dirigé avec Marie-Christine Zélem et publiéaux éditions du CNRS, reste une référence majeure. Il a également consacré beaucoup de temps à l’animation du CR16 de l’AISLF, assumant de 2004 à 2016 sa présidence, mais restant jusqu’au dernier jour attentif à son devenir. Il a noué en son sein de solides amitiés un peu partout dans le monde. Malgré sa discrétion et sa méfiance envers les flonflons institutionnels, il a accepté la présidence de l’ATDERS (Association toulousaine pour le développement des études et des recherches en sociologie) parce que cela lui a été demandé comme un service à rendre à des amis.
Sa réputation de compétence et de fiabilité à toute épreuve était établie depuis longtemps, il avait plus d’une fois été appelé pour remettre à flot les projets de recherche en perdition, aussi se voyait-il souvent confier des responsabilités qu’il ne recherchait guère. Devenu Maître de conférences associé à l’Université de Toulouse – Le Mirail (aujourd’hui rebaptisée Jean-Jaurès), il s’était retrouvé directeur adjoint du département de sociologie et anthropologie en 2002-2005 et de nouveau en 2010-2013. Ainsi, bien que toujours extérieur au corps des titulaires, il lui revenait d’arbitrer leurs chamailleries et leurs pénuries en matériel ou personnel, ce qu’il faisait sans se départir de son calme et son sens de la convivialité.
Depuis ses débuts en tant que chargé de cours, il n’avait jamais cessé d’enseigner. Son cours de méthodes quantitatives reste un modèle de clarté, et le polycopié a longtemps circulé comme une sorte de guide précieux qui rendait enfin compréhensible (et pas seulement aux étudiants) la métrique du khi². Bien conscient que la plupart des étudiants de sociologie n’auront ni le désir ni la possibilité de s’intégrer au monde académique, il s’est engagé dans la création d’une filière de formation professionnelle, initialement sous la forme d’un IUP (Institut universitaire professionnalisé), puis sous celle d’un master. Là encore, il s’est vu confier la co-responsabilité de la formation, veillant aux destinées du master PEPS (politiques environnementales et pratiques sociales) avec cette façon bien à lui de travailler sérieusement sans se prendre au sérieux. Quand l’évolution de l’université n’a plus été compatible avec l’idée qu’il se faisait d’une formation de sociologue, il s’en est retiré. Entre temps, son attrait pour les voyages et l’inconnu l’avait conduit à intervenir dans un master de Hanoï, de même qu’à l’université de Tunis et à celle de Ouagadougou. Peut-être retrouvait-il quelques souvenirs du temps de sa jeunesse, car il avait beaucoup bourlingué, même s’il en parlait rarement, ce qui entourait cette période de sa vie d’un petit parfum de mystère et ne faisait que renforcer son image de personnage un peu à part, parfaitement intégré au monde académique, mais ne lui appartenant jamais que partiellement.
Il semblait se livrer à une longue observation participante, extrêmement lucide, dépourvu d’amertume autant que d’illusions, répondant au constat de la suffisance des uns et l’insuffisance des autres avec la même indulgence un peu navrée. Même lorsque sa santé s’est altérée, il conservait imperturbablement son attitude bienveillante, son goût de la vie, des idées originales et de la bonne chère, mais aussi sa détermination au travail. La veille de l’entrée en soins palliatifs, il rédigeait encore un dernier rapport de recherche. Exempt de tout souci de faire carrière, il cultivait l’amitié sans calcul et inscrivait les relations dans la durée. Il était l’intermédiaire par lequel nous continuions à recevoir des nouvelles de gens que nous n’avions vus depuis des décennies. Il savait si bien faire cela, incarner un lien entre les personnes, entre les domaines scientifiques, entre les mondes sociaux de la sociologie. Ce lien est perdu à jamais. Adieu Christophe.
\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\\
Christophe Beslay : le choix du métier de sociologue
Monique Hirschhorn
Lorsque l’on parle du métier de sociologue, on pense inévitablement au livre d’épistémologie et de méthodologie publié en 1968 par Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron [1] et l’on oublie que la sociologie peut être aussi un métier au sens le plus courant du terme, que tous les sociologues ne sont pas des chercheurs ou des enseignants-chercheurs, que l’on peut aussi exercer la sociologie en libéral. Ce que fit Christophe Beslay en créant en 1986, à Toulouse le Bureau d’études sociologiques Christophe Beslay (BESCB) et en se donnant comme objet les transitions environnementales et énergétiques notamment dans le secteur du bâtiment.
Ce choix de faire de la sociologie un métier n’a pas été, il convient de le souligner, un choix par défaut, mais celui d’apporter en tant que sociologue expérimenté (Christophe Beslay était chercheur associé au CERTOP depuis 1984) une contribution sociologique à la mise en place de nouveaux projets, comme le montrent ses dernières études faites en partenariat avec Romain Gournet (entré en 2007 au BESCB) en 2018-2021 sur l’assistance à maîtrise d’ouvrage en qualité environnementale pour la ville de Lille ; en 2017-2022 sur le modèle économique et social d’habitat contributif par les énergies naturelles pour Pas-de-Calais-Habitat. Son apport dans ce domaine a été considérable, car il a su donner une visibilité aux études réalisées par le BESCP par des publications dans différentes revues ainsi qu’en organisant en 2012 avec Marie-Christine Zelem les premières Journées internationales de sociologie de l’énergie. Il a en particulier montré que l’occupant d’un logement n’est pas nécessairement passif, qu’il est capable développer des stratégies pour atteindre le niveau de confort qui lui convient, mais que sa volonté de maîtrise est en tension avec le désir de ne s’occuper de rien. On ne s’étonnera donc pas que lui ait été décerné en 2014 pour l’ensemble de ses travaux le prix André Missenard de l’Association des ingénieurs en génie climatique.
Mais, dans les années 1990, à un moment où la question de la professionnalisation des études de sociologie se posait avec acuité, une autre carrière s’est ouverte à lui, celle de maître de conférences associé à l’université de Toulouse-le Mirail, qui deviendra en 2014 l’université Toulouse Jean Jaurès (UT2J). Il va alors de 1993 à 2018 s’investir dans l’enseignement à Toulouse ainsi que dans des universités étrangères (Hanoï, Ouagadougou, Tunis) et ira même jusqu’à assumer des responsabilités scientifiques et administratives (co-responsabilité de master, direction adjointe du département). Dans la logique de sa double activité de professionnel et d’enseignant, il prendra de 2004 à 2016 la responsabilité du comité de recherche de l’AISLF « Sociologies professionnelles » (CR16), organisant de nombreux colloques et orientant celui-ci vers les questions relatives à la professionnalisation des formations et l’enjeu que constitue la reconnaissance de la sociologie professionnelle, puis à partir de 2017 la présidence de l’Association toulousaine pour le développement des études et des recherches en sociologie, une présidence qu’il a assumée aussi longtemps que possible avant de la transmettre à Odile Saint-Raymond.
Ce parcours exemplaire prouve donc qu’il est possible d’être reconnu en tant que sociologue professionnel en dehors de l’université comme à l’intérieur de l’université. Toutefois cette réussite, qu’il devait à la formation intellectuelle acquise en travaillant sous la direction d’Yvette Lucas au CERTOP et à la force de son investissement, ne l’a pas empêché de regarder avec lucidité l’évolution de l’université et d’être inquiet quant à l’avenir de la sociologie tel qu’il la concevait, les nouvelles formations de sociologues accordant de moins en moins de place à la professionnalisation de ceux-ci.
Mais ce portrait serait incomplet s’il ne rendait pas aussi hommage à l’homme dont la modestie cachait une très grande intelligence, fort cultivé et plein d’humour, avec une grande capacité d’écoute, et qui, par souci de préserver ceux et celles qu’il aimait, restait si discret sur l’épreuve que lui imposait la maladie. C’est une grande chance que de l’avoir connu et encore plus d’avoir travaillé avec lui, et qu’il ait rejoint notre association. Nous ne l’oublierons pas.
[1] Le métier de sociologue, Paris, EHESS, 1968.
Texte initialement publié sur le sire de l’AISLF (https://www.aislf.org/le-choix-du-metier-de-sociologue)