Alain Touraine (1925-2023)

Alain Touraine (1925-2023)

Alain Touraine nous a quitté-es récemment. L’AFS adresse ses plus sincères condoléances à ses proches et à ses collègues. Elle s’associe aux nombreux hommages qui lui sont rendus, et publie ici un texte de Geoffrey Pleyers en son souvenir. 

Alain Touraine, un sociologue dans un siècle de profondes transformations

Geoffrey Pleyers, Université Catholique de Louvain, Vice-président de l’Association internationale de sociologie

Le sociologue français Alain Touraine est décédé ce 9 juin 2023. Né en 1925, il obtient l’agrégation en histoire à l’École normale supérieure en 1950. Depuis 1947 et pendant deux décennies, il consacre ses recherches à la société industrielle et au mouvement ouvrier qui en anime le conflit social. Le travail était alors au centre de la vie sociale, et Alain Touraine l’appréciait particulièrement. Pourtant, il a également été l’un des premiers à saisir le changement profond que l’avènement de la société « post-industrielle » allait entraîner à partir de la fin des années 1960. Ce passage progressif à une société « post-industrielle » ne signifiait pas que les conflits autour de la répartition des richesses avaient disparu, pas plus que le travail à l’usine pour des millions d’ouvriers, mais dans la société qui émergeait, l’éducation, les enjeux culturels, l’information et la communication ont progressivement supplanté la production de biens matériels dans l’orientation de la société et les conflits sociaux. La domination ne se jouait pas seulement sur le lieu de travail, mais aussi dans d’autres domaines tels que l’éducation scolaire, la consommation de masse et l’information. La résistance et la transformation de la société se sont donc également jouées dans ces domaines. Avec l’élargissement de l’accès à l’enseignement supérieur et à la consommation de biens matériels et culturels, les populations d’Europe de l’Est, les étudiants afro-américains aux États-Unis et les étudiants du Mexique se sont mobilisés pour la démocratie, les droits civiques et la justice. Loin du modèle contestataire de la société industrielle, les étudiants de 1968 ont proclamé une révolution créative et culturelle contre un modèle social, culturel et politique qui restait dominant. Alain Touraine enseignait alors à Nanterre, une université au cœur de la contestation parisienne, il y a défendu son étudiant Daniel Cohn-Bendit et en a tiré un livre sur le mouvement de mai. Quelques années plus tard, il était au Chili, pour vivre et analyser l’expérience du socialisme démocratique d’Allende, et y sera témoin du coup d’état de Pinochet.

Alain Touraine étudie cette société post-industrielle qui émerge sous ses yeux à travers les mouvements sociaux qui la produisent : les étudiants, les féministes, les écologistes, le syndicat polonais Solidarnosc. À partir du milieu des années 1980, il donne progressivement une place et une importance croissante au sujet personnel, qu’il conçoit comme l’individu qui cherche à devenir l’auteur de sa vie et un acteur éthique de sa société, au point de considérer ce sujet personnel comme un acteur historique central du monde contemporain. Avec cette perspective, Alain Touraine a perçu avant beaucoup d’autres l’importance croissante de l’affirmation de la dignité et la demande de respect comme un élément central des mouvements contemporains. Il considérait le mouvement indigène zapatiste, au Mexique, comme l’un des acteurs qui incarnaient le mieux ces luttes pour la dignité et son affirmation dans les pratiques collectives. L’affirmation de la dignité face aux systèmes et régimes oppressifs allait s’étendre à tous les continents avec les révolutions et révoltes citoyennes des années 2010, depuis les révolutions arabes jusqu’au soulèvement chilien de 2019 et la révolte des femmes iraniennes en 2022. Mais l’affirmation du sujet personnel se joue aussi dans des espaces moins médiatisés, voire dans la vie quotidienne et les conflits internes des individus, dans « une résistance de l’entité singulière face à la production de masse, à la consommation de masse et aux communications de masse à travers les médias de masse. Nous ne pouvons pas opposer à cette invasion des principes universels mais seulement la résistance de notre expérience singulière » écrivait-il en 2002 (« From understanding society to discovering the subject », Anthropological Theory, Vol 2(4)).

La société a radicalement changé depuis l’ère industrielle dans laquelle Alain Touraine a grandi et sur laquelle il a tant travaillé. Bien davantage encore qu’au niveau matériel ou au niveau des flux d’information que son étudiant Manuel Castells a si brillamment étudiés, Alain Touraine a montré que c’est avant tout au niveau de ses principales « orientations culturelles » que s’est joué le changement. Comme il l’expliquait en 2005, aujourd’hui, « il est devenu difficile de croire que, [comme c’était le cas dans la société industrielle] ce n’est qu’en s’intégrant à la société, à ses normes et à ses lois, que les êtres humains peuvent devenir des individus libres et responsables » (Un nouveau paradigme, Fayard, Paris, 2005, p. 130). Dans notre monde, ce n’est plus la société et le social qui sont les critères de définition du bien et du mal, mais l’individu-sujet en tant que créateur de sa propre existence, auteur de sa vie et de son éthique. Face à ces acteurs éthiques se dressent des « pouvoirs totaux », pour reprendre ses propres termes, qui cherchent à prendre le contrôle des orientations culturelles jusqu’au plus intime de l’individu dans une société des algorithmes, de la surveillance et du contrôle, et un renouveau des mouvements réactionnaires qui, derrière les vieilles recettes du rappel à l’ordre, s’opposent aux émancipations de ces sujets dignes. C’est ce conflit qui a été au cœur de ses travaux au cours des quinze dernières années, et qui définit la modernité tardive. 

Alain Touraine a continué à travailler sans relâche jusqu’à la fin de sa vie, dans son appartement près de Montparnasse à Paris, rempli de livres et des pages de notes pour son prochain ouvrage, avec la force de ses idées et sa capacité à saisir les événements essentiels, toujours animé par sa soif de comprendre ce monde. À 97 ans, sa pensée est toujours aussi vive. Et, comme toujours, il travaillait à son prochain livre. Alain Touraine laisse un monde en plein bouleversement. Ses analyses manqueront pour nous aider à le comprendre. Mais il nous laisse aussi des outils analytiques et conceptuels précieux et une vision du monde et de la sociologie qu’empruntent aujourd’hui des sociologues de tous les continents. Il nous a appris à tous à voir le monde et les sociétés non pas comme une entité figée ou un système de pure domination des acteurs, mais comme des configurations sociales et historiques produites et transformées par des acteurs et des mouvements sociaux. Son héritage est immense.

Pour en savoir plus : Geoffrey Pleyers, « Chapitre 3. Sociologie de l’action et enjeux sociétaux chez Alain Touraine », dans Marc Jacquemain (ed.), Épistémologie de la sociologie. Paradigmes pour le XXIe siècle, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2008, p. 69-86. (Lien)

Geoffrey.Pleyers@uclouvain.be













Paiement en cours

S'il vous plaît ne pas actualiser la page ou utiliser le bouton retour