Tracer les contours des (dés)enfermements : la déviance et sa régulation entre et au-delà des murs

Tracer les contours des (dés)enfermements : la déviance et sa régulation entre et au-delà des murs

Tracer les contours des (dés)enfermements : la déviance et sa régulation entre et au-delà des murs

 

Dossier thématique coordonné par Laura Delcourt et Lucile Franz

Le substantif « enfermement » désigne à la fois une action, celle d’enfermer, et le résultat de cette action, le fait d’être enfermé. Le verbe « enfermer » nomme, quant à lui, l’action de « mettre en un lieu d’où il est impossible de sortir », « mettre dans un lieu clos », « entourer complètement (un terrain, un espace) », ou encore, dans un cadre sportif, « serrer (un concurrent) à la corde, ou à l’intérieur du peloton, de façon à briser son élan » (Dictionnaire Robert en ligne).

Les sciences sociales se sont intéressées aux phénomènes qui entourent cette notion à partir de plusieurs angles : recherches portant sur la prison, l’hôpital, les asiles, les hospices, les institutions policières, les espaces de ségrégation ou encore les centres d’hébergement. De manière transversale, les travaux s’interrogent sur les modes de graduation de « l’enfermement » et les formes de régulation qui structurent la société.

Dans les années 1950, le sociologue Erving Goffman construit le concept idéal-typique d’institution totale à partir de son « étude sur la condition sociale des malades mentaux » (Goffman, 1968). Bien qu’il se fonde sur une enquête de terrain dans un hôpital psychiatrique américain, le concept étend sa portée analytique à d’autres groupes d’institutions présentant des traits caractéristiques semblables (hôpitaux, prisons, casernes, monastères, camps de concentration…). Selon Goffman, une institution totale désigne « un lieu de résidence et de travail, où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (Ibidem, 1968, p. 41). Au même moment, Michel Foucault (1972) s’intéressait à l’existence d’établissements d’enfermement, notamment celle de l’Hôpital général, puis de l’asile. La psychiatrie peut alors être pensée comme un construit social basé sur l’exclusion et la séparation physique de certaines catégories d’individus. La prison et le développement de l’enfermement comme pilier du système pénal ont par ailleurs été analysés comme l’expression d’un processus bien plus large de construction de la discipline comme moyen d’assujettissement (Foucault, 1975). C’est tout un « archipel carcéral » que composeraient diverses institutions, à travers lesquelles s’établit le pouvoir disciplinaire : les collèges, les écoles, les hôpitaux, les casernes… De ce point de vue, la diversité des espaces d’enfermement n’a d’égal que la multiplicité de publics qu’ils ciblent.

Ce numéro thématique[1] propose d’approcher la notion d’enfermement de manière élargie, afin de donner une meilleure prise analytique à des processus ou des expériences qui ne correspondent pas complètement aux concepts désormais classiques pour penser la coercition – « institution totale » (Goffman, 1968), « dispositifs disciplinaires » (Foucault, 1975), « carcéralité » (Chantraine et Delcourt, 2019) ou « contrôle » (Deleuze, 1986). Au-delà des établissements qui font figure de proue en matière d’enfermement, il s’agit de questionner les différentes formes plus subtiles et moins radicales que revêt l’enfermement dans d’autres contextes institutionnels et spatiaux. Il ne s’agit donc pas de circonscrire la notion à ce que recouvrent les concepts de discipline et d’institution totale, mais d’appréhender l’enfermement sous ses multiples facettes et au regard de ses différentes échelles d’intensité. Pour ce faire, nous invitons les auteurs et autrices à envisager l’enfermement à partir de trois axes.

[1] Ce numéro se situe en continuum du colloque « Les contours des (dés)enfermements : la déviance et sa régulation entre et au-delà des murs » organisé les 3 et 4 avril 2025 à l’Université de Lille par le Réseau Thématique « Normes, déviances et réactions sociales » de l’AFS avec le laboratoire CeRIES en partenariat avec l’IUT Carrières sociales de l’Université de Lille, l’Université de Lille, le Centre de recherche sur les sociétés et environnements en Méditerranée (CRESEM) de l’UPVD et l’ACOFIS.

Axe 1 : L’enfermement à travers l’Histoire

Ce premier axe de réflexion explore les multiples facettes de la régulation, de la disciplinarisation, de la répression et du contrôle social mis en place par les pouvoirs publics, dans une perspective socio-historique, en mettant l’accent sur l’évolution des formes d’enfermement et les institutions mobilisées.

Les individus dont les pratiques sont perçues comme déviantes font depuis toujours l’objet de stigmatisation, de contrôle, de bannissement ou d’isolement. L’avènement de l’État moderne a donné lieu à un réseau complexe d’institutions variées, chacune répondant à des impératifs de contrôle individuel et collectif. Les pouvoirs publics, en collaboration avec d’autres acteurs et institutions, développent ainsi des méthodes de gestion de la déviance et de la délinquance à travers diverses formes de soutien, de soin, de contention ou de répression (Castel, 2003 ; Geremek, 1987 ; Milhaud, 2017 ; Pirès, 2008 ; Mahi, 2015).

En effet, au cours de différentes périodes historiques, les critères d’identification des individus « à enfermer » ont fait l’objet de multiples catégorisations individuelles ou collectives : vagabonds ou mendiants (Castel, 1995), hobo (Anderson, 1993 [1923]), sans-abri (Laberge et al., 2000 ; Damont, 2003 ; Bellot et Sylvestre, 2017), populations migrantes (Tsourapas, 2021), toxicomanes (Fernandez, 2010), etc. Il s’agit donc de comprendre comment les pouvoirs publics construisent les catégories d’individus destinées à l’enfermement à travers les différentes époques. Dans cette perspective, ce numéro recevra des articles s’interrogeant sur comment les transformations politiques, sociales et économiques ont-elles façonné les pratiques d’enfermement et de régulation au fil du temps ? De quelle manière les institutions de contrôle ajustent-elles leurs missions et méthodes en fonction des besoins sociaux émergents ? S’adressent-elles à des publics spécifiques en fonction des époques ?

 

Axe 2 : Trajectoires et expériences dans et au-delà des murs

Ce deuxième axe se focalise sur l’expérience des multiples dispositifs d’enfermement, en prolongeant les réflexions sur les institutions totales non comme des espaces autonomes et séparés du monde, mais davantage sous l’angle d’une connexion entre l’intérieur et l’extérieur. Plus précisément, il s’agit d’analyser l’expérience de l’enfermement, en tant qu’elle se décline à la fois au niveau de la perception qu’en ont les individus, et au niveau des pratiques et interactions qui se déploient dans l’enfermement, notamment au regard des contraintes et permissions qu’occasionne l’aspect « fermé » des institutions en question.

Cet axe s’intéresse également aux expériences et trajectoires d’enfermement hors les murs (Chantraine, 2004 ; De Larminat, 2014) en amont et en aval de la judiciarisation et/ou des institutionnalisations, qu’il s’agisse de dispositifs coercitifs ou pénaux (contrôle de police, alternative à l’incarcération…), sociaux (maraude, urgence sociale…) ou encore médicaux (différentes équipes mobiles, psychiatrie communautaire…). Des trajectoires du contrôle peuvent notamment être pensées au-delà de mesures pénales et sous l’angle d’itinéraires au sein d’instances de régulation, entre institutions sociales et sécuritaires (Franz, 2022), médicales (Fernandez, 2010) ou assistancielles (Laberge et al., 2000). Cette succession de différentes institutions au cours du temps peut être lue au travers de configurations d’expériences, qui confèrent aux établissements un sens analogue (Delcourt, 2023). Enfin, les propositions peuvent aussi se référer aux travaux sur la désistance (Delarre, 2012) et les sorties de délinquance (Mohammed, 2012) et sur les dimensions symboliques de l’enfermement.

Ce numéro recevra des articles qui s’intéressent à comment les publics institutionnalisés s’adaptent-ils à l’enfermement ? Inversement, au sujet des personnes qui y travaillent, on s’interrogera de la manière suivante : quelle expérience font-elles de l’enfermement relatif de l’institution qui les emploie ? Enfin, il s’agira aussi d’interroger les rapports entre intervenant·es, institutions et personnes institutionnalisées.

 

Axe 3 : Territoires de l’enfermement et processus ségrégatifs

Le troisième axe questionne la dimension territoriale de l’enfermement dans ses configurations urbaines et rurales. Dans l’espace urbain, au-delà des barrières des institutions pénales et du système asilaire, on peut considérer que la notion d’enfermement procède d’une différenciation des espaces et de la production de frontières socio-spatiales et symboliques entre « internés » et mondes extérieurs (Clark, 1969 ; Lapeyronnie, 2008 ; Boucher, 2010). Ainsi, on s’intéresse plus particulièrement aux expériences et aux épreuves de l’enfermement s’inscrivant au sein des processus ségrégatifs urbains : ghettos, quartiers populaires gentrifiés, gated communities, favelas, enclaves ou encore bidonvilles.

Au sein des configurations allant des univers d’internement involontaire aux espaces de confinement « volontaires », comment se construisent les expériences sociales de l’enfermement en milieu urbain ? Au cœur des dynamiques ségrégatives urbaines, quels processus sociaux, économiques, culturels, juridiques, etc., participent à la production des frontières sociales et culturelles, à leur renforcement ou à leur dépassement ? Mais encore, quelles continuités-discontinuités existe-t-il entre les différents rapports sociaux produits au sein des processus ségrégatifs urbains ? Un certain nombre de ces questions sont également pertinentes à propos des mondes définis comme ruraux, rurbains et périurbains, notamment les expériences et épreuves de contrôle social et leur traduction dans des processus de stigmatisation, d’invisibilisation et d’enclavement, tant d’un point de vue individuel, que social, culturel ou politique.

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L’enfermement se déploie donc sur un continuum spatial et temporel complexe, englobant à la fois des périodes historiques distinctes, des espaces géographiques et territoriaux variés. En interrogeant ces aspects, ce numéro vise à approfondir notre compréhension des expériences et des épreuves, des transformations socio-historiques et spatiales de l’enfermement, ainsi que des implications socio-politiques de ces pratiques à différentes échelles.

 

Procédure d’évaluation des propositions de contributions

En lien avec la ligne éditoriale de la revue, les textes proposés doivent être originaux et ne pas avoir au préalable, fait l’objet d’une publication dans des revues. Néanmoins, sous condition qu’il demande l’accord préalable à la revue Sciences & Actions Sociales, l’auteur·ice d’un article dans la revue Sciences et Actions Sociales peut publier son article dans un ouvrage ou des actes de colloque, en citant la source de première publication, c’est-à-dire la revue Sciences & Actions Sociales.

Les propositions d’articles doivent être envoyées par courrier électronique au format .doc ou rtf à l’adresse suivante : redaction@sas-revue.org au plus tard le 30 novembre 2025. Un accusé de réception est alors adressé en retour. Les textes font l’objet d’une évaluation anonyme par trois lecteurs désignés au sein des comités de rédaction et scientifique de la revue. Sur la base de leurs évaluations, après une discussion de l’article au sein du comité de rédaction, une décision collective est prise : accepté en l’état, accepté avec modifications mineures, accepté sous réserve de modifications majeures, refusé. Les retours aux auteur·ices sont prévus à la date du

 

Biographie des coordinatrices du numéro :

Laura Delcourt

Laura Delcourt est docteure en sociologie de l’Université de Lille et co-responsable du réseau thématique 3 “normes déviances et réactions sociales” de l’AFS. Ses travaux, actuellement menés dans le laboratoire CeRIES (ULR3589), se consacrent à l’analyse des expériences plurielles d’institutions, qu’il s’agisse de la prison, de l’hôpital ou encore de l’hébergement temporaire en foyers. Après une recherche menée sur le logement et les difficultés liées à son accès à la sortie d’incarcération, elle a réalisé une thèse, s’intéressant aux parcours d’individus qui fréquentent une diversité d’établissements médico-sociaux et à leur expérience vécue de la prison, lorsqu’elle y succède. À l’issue de son doctorat, elle a participé à l’analyse de pratiques dans le champ judiciaire (laboratoire CEJESCO – EA 4693).

Lucile Franz

Lucile Franz est docteure en sociologie avec une spécialisation en politiques sociales, professeure associée à la Haute école de travail social de Lausanne (HETSL – HES-SO) et co-responsable du réseau thématique 3 “normes déviances et réactions sociales” de l’AFS. Ses recherches portent sur les enjeux d’hybridation socio-sécuritaire dans la régulation des populations “déviantes”, les politiques des drogues et le travail social dans le champ de la justice pénale (police, probation et prison).

 

Bibliographie

Anderson N., 1993 [1923], Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, éd. Nathan.

Bellot C. et Sylvestre M.-È., 2017, « La judiciarisation de l’itinérance à Montréal : les dérives sécuritaires de la gestion pénale de la pauvreté », Revue générale de droit, n° 47, p. 11-44.

Boucher M., 2010, Les internés du ghetto. Ethnographie des confrontations violentes dans une cité impopulaire, Paris, éd. L’Harmattan, coll. « Recherche et transformation sociale ».

Castel R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, éd. Fayard.

Castel R., 2003, L’insécurité sociale, qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, éd. du Seuil.

Chantraine G., 2004, Par-delà les murs : expériences et trajectoires en maison d’arrêt, Paris, éd. PUF.

Chantraine G. et& Delcourt L., 2019 « Expériences de carcéralité », Tempo Social, vol. 31, n° 3, p. 37-58.

Clark K., 1969, Ghetto Noir, Paris, éd. Petite bibliothèque Payot.

Coutant I., 2005, Délit de jeunesse : la justice face aux quartiers, Paris, éd. La Découverte.

Damon J., 2003, « Cinq variables historiques de la prise en charge des “SDFˮ », Déviance et société, vol. 27, n° 1, p. 25-42.

De Larminat X., 2014, Hors des murs. L’exécution des peines en milieu ouvert, Paris, éd. PUF.

Delarre S., 2012, « Évaluer l’influence des mesures judiciaires sur les sorties de délinquance », in Mohammed M. (dir.), Les sorties de délinquance. Théories, méthodes, enquêtes, Paris, éd. La Découverte, p. 299-321

Delcourt L., 2023, Le confort derrière les barreaux ? Expériences de “carcéralité” et cheminement dans des dispositifs de prise en charge, Thèse de doctorat en sociologie, Université de Lille.

Deleuze G., 1986, Foucault, Paris, Les éditions de minuit, coll. “critique”.

Fernandez F., 2010, Emprises. Drogues, errance, prison : figures d’une expérience totale. Bruxelles, éd. Larcier.

Foucault M., 1972, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, éd. Gallimard.

Foucault M., 1975 Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, éd. Gallimard.

Franz L., 2022, Modes de régulation de la marginalité dans le canton de Vaud : entre politiques sociales et politiques sécuritaires, Thèse de doctorat, Université de Lausanne.

Geremek B., 1987, La potence ou la pitié : l’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, éd. Gallimard.

Goffman E., 1968, Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, éd. de Minuit (Trad. 1961).

Laberge D., Landreville P., Morin D. et Casavant L., 2000, Une convergence : parcours d’emprisonnement, parcours d’itinérance, in Laberge D. (dir.), L’errance urbaine, Sainte-Foy, éd. Multimondes,

Lapeyronnie D., 2008, Ghetto urbain, Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, éd. Robert Laffont.

Mahi L., 2015, « Une sanitarisation du pénal ? La mobilisation de la maladie dans des procès pénaux », Revue française de sociologie, vol. 56, n° 4, p. 697-733.

Milhaud O., 2017, Séparer et punir. Une géographie des prisons françaises, Paris, CNRS éditions.

Mohammed M., 2012, « Schémas de sortie de bande : de l’usure de la rue à l’ouverture sociale, in Mohammed M. (dir.), Les sorties de délinquance. Théories, méthodes, enquêtes, Paris, éd. La Découverte, p. 697-733.

Pirès A., 2008, « La formation de la rationalité pénale moderne »in Debuyst C., Digneffe F., Labadie J.-M. et Pirès A. (dir.), Histoire des savoirs sur le crime et la peine, Bruxelles, éd. De Boeck & Larcier, vol. 3.

Tsourapas G., 2021, “Global autocracies: Strategies of transnational repression, legitimation, and co-Optation in world politics”, International Studies Review, vol. 23, n° 3, p. 616–644.

 

 

 

 

 













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