02 Juin CR des journées d’études « Socialisations économiques » (RT 5, 12 et 50), les 13 et 14 mars 2019
Les vidéos des interventions sont en ligne sur Canal-U :
L’intention
À l’origine des journées se trouve le sentiment d’un vide dans la recherche en sociologie économique, où les questions de socialisation semblent n’avoir été traitées que de manière anecdotique.
De nombreux travaux décrivent les comportements économiques dans différents milieux sociaux, s’intéressant à la dépense, à la consommation, à l’investissement, aux placements, aux transmissions, selon des approches variées. D’autres encore entendent également expliquer ces comportements, en mobilisant différents registres : en évoquant les rapports à l’argent, à la dépense, à la consommation, en reliant les pratiques ou les dispositions économiques à d’autres domaines comme les valeurs, les rapports au temps, au calcul, à l’honneur, aux institutions bancaires et financières, à l’État, à la famille, à la religion, en les rapportant aux raisonnements des acteurs (on pense aux stratégies conscientes de confirmation du salut religieux évoquées par Max Weber, ou aux calculs coûts/avantages de l’économie néo-classique). Une série de travaux rapportent les pratiques aux cadres qui les orientent en les contraignant : les politiques publiques, les organismes financiers ou bancaires, les intermédiaires du conseil financier, le droit, les techniques de comptabilité qui sont inscrites dans le droit et qui sont enseignées dans différentes formations spécialisées, ou encore les dispositifs qui émanent de ces institutions, typiquement les comptes courants, les cartes de crédit ou les carnets de compte.
En organisant les journées, l’équipe organisatrice a cherché à constituer une bibliographie sur le thème, en mobilisant l’ensemble des spécialistes du comité scientifiques. Le résultat a confirmé la rareté des travaux qui évoquent une socialisation, au sens post-durkheimien largement accepté en France aujourd’hui, c’est à dire qui évoquent une intériorisation par les individus de manières de sentir, de penser et d’agir, malgré le succès de la sociologie de Bourdieu qui est sans doute celle qui a le plus contribué à diffuser cette conception de la socialisation. Les journées ont donc eu lieu pour recenser les travaux existants, pour en favoriser la visibilité, et pour promouvoir un registre explicatif des comportements économiques.
Synthèse des interventions
Les journées se sont organisées en cinq sessions. Deux sessions générales ont porté sur la façon dont les conduites sont intériorisées. La première s’est focalisée sur les classes dominantes : Charlote Delabie a évoqué la socialisation familiale à la reprise de l’entreprise dans le patronat industriel picard, puis Camille Herlin-Giret, en détaillant comment l’argent est généré dans les familles les plus fortunées, a suggéré que si les inégalités de transmission patrimoniale entre les sexes et dans les fratries dérivent d’une socialisation, alors celle-ci n’est pas directement une socialisation à l’argent.
La deuxième session générale s’est intéressée à des milieux sociaux moins dominants : Martine Court a présenté les résultats d’une recherche collective comparant la formation des rapports à l’argent à l’âge de 5 ans dans des milieux sociaux nombreux et variés, Valérie Asensi a décrit comment un sentiment de redevabilité structure la socialisation économique de dirigeants de clubs de foot de banlieue populaire, et, pour finir, Margot Delon et Julie Fournier ont décrit les rapports au patrimoine et ses sources familiales chez les membres des classes moyennes et populaires d’une petite ville ayant investi dans l’immobilier locatif.
La première session des journées a porté sur la conversion des dispositions. Quentin Schnapper a décrit plusieurs des conditions socialisatrices par lesquelles des femmes qui ne sont pas particulièrement issues des milieux indépendants ont développé les dispositions utiles pour s’installer comme commerçantes dans une commune rurale. Gala Agüero a décrit les transformations du rapport au travail et aux conditions économiques entre deux générations d’ouvriers d’une plantation de tabac en Argentine. Alexandre Vayer a détaillé les modalités de l’inculcation, dont rien ne préjuge du succès, de l’ethos entrepreneurial auprès de lycéens de banlieue populaire participant à un stage d’été expérimental.
Une session a été consacrée à l’esprit d’entreprise. Marine Lassery a évoqué les règles de bonne conduite dans un club mondain et leurs liens avec les dispositions économiques. Joël Laillier, François Schoenberger et Sébastien Stenger ont décliné les pratiques d’orientation et de sélection observées dans une grande école de gestion, dans lesquelles ils ont décelé un mode d’inculcation efficace de légitimités entrepreneuriales. Marion Flécher a comparé les modalités de la création d’une start-up selon qu’elle le soit dans l’Ouest parisien ou dans la banlieue Nord.
Une session dédiée aux questions d’intéressement et de désintéressement a regroupé Charles Bosvieux-Onyekwelu, qui a montré comment l’institution du pro bono contribue à la légitimation éthique des conceptions économiques qui circulent dans les multinationales du droit des affaires, Sophie Bernard, qui a établi que les principes de justice gouvernant la distribution des primes au mérite dans le secteur bancaire diffèrent d’une génération à l’autre dans leurs principes et dans leurs sources, Sofian Beldjerd a décrit la variété des rapports à la consommation et à la dépense chez les habitués, dotés en capital culturel, des brocantes, vide-greniers et autres circuits de vente alternatifs.
Les journées se sont terminées par une table-ronde, intitulée « Pourquoi étudier la formation des dispositions économiques? », animée par Ana Perrin Heredia. Pour n’évoquer qu’une partie des riches discussions qui y ont été menées entre les quatre intervenant.e.s et la salle : Sophie Dubuisson-Quellier a défendu la prise en compte des dispositifs techniques ainsi que de leurs usages différenciés pour comprendre les comportements économiques ; Sibylle Gollac a souligné que la socialisation menant aux inégalités de succession au sein d’une famille prend essentiellement la forme d’une socialisation au droit, elle a également rappelé le rôle de l’école dans la dévalorisation des légitimités économiques ; Frédéric Lebaron a appelé à prendre au sérieux le rôle que jouent, dans l’orientation des pratiques ordinaires, les grandes institutions économiques liées au monde politique, entre autres pour l’inculcation de ce que Bourdieu a appelé un ethos systémique ; Fanny Renard a noté qu’il est difficile de nommer disposition une pratique qui n’est transposable à aucun autre contexte, et a mentionné les incidences de la socialisation professionnelle sur les dispositions économiques. La discussion a porté, notamment, sur les apports possibles des sciences cognitives et de l’éthologie, sur la façon d’aborder les questions économiques lors d’un entretien sociologique et sur les manières de faire la part entre ce qui relève de l’économique et de ce qui n’en relève pas.
Programme
Mercredi 13 mars
9h30 – Accueil du public et des participant.e.s
9h45 – Présentation des journées – Rémi Sinthon (associé au Cessp-CSE)
10h-12h – Convertir ses dispositions ? – Présidence et discussion : Sidonie Naulin (Pacte)
Quentin Schnapper (Cesaer) – L’installation des femmes dans le petit commerce rural : sens de l’effort, goût du contact, lignées familiales et socialisations de genre
Gala Agüero (CMH, Icsoh-Conicet) – Entre amitié et calcul. La plantation comme prisme pour penser l’économie des zones péri-urbaines latino-américaines (Salta, Argentine)
Alexandre Vayer (CMW-Meps) – La fabrique de petits entrepreneurs ? Étude d’un dispositif de création d’entreprise coopérative auprès de lycéens des quartiers populaires
13h30-15h30 – (Dés)intéressements – Présidence et discussion : Julien Bertrand (Pacte)
Charles Bosvieux-Onyekwelu (CMH) – Produire un intéressement au désintéressement : le pro bono, instrument de socialisation éthique et professionnelle dans les multinationales du droit
Sophie Bernard (Irisso) – Établir des inégalités « justes » ? La socialisation économique à l’épreuve de la distribution des primes au mérite
Sofian Beldjerd (Gresco) – Chine et récupération dans les fractions cultivées des classes moyennes : un exemple de façonnement par la consommation
15h45-17h45 – Intériorisation et conduites (1) – Présidence et discussion : Anne Jourdain (Irisso)
Charlotte Delabie (Curapp) – Hériter et transmettre dans le Vimeu industriel : le travail social des pères et des mères dans la fabrique du futur patron.
Camille Herlin-Giret (Ceraps) – Les ficelles du métier : comment les possédants apprennent-ils à administrer leurs avoirs ?
Jeudi 14 mars
9h45 – Accueil du public et des participant.e.s
10h-12h – Apprendre à entreprendre, apprendre à diriger – Présidence et discussion : Céline Bessière (Irisso)
Marine Lassery (Cessp-CRPS) – Apprendre les « bonnes » conduites économiques au sein des clubs mondains
Joël Laillier (CMH), François Schœnberger (Cessp-CSE, Laccus) et Sébastien Stenger (ISG) – La « vocation » pour l’élite des affaires : les ressorts de l’orientation des étudiants des grandes écoles de commerce
Marion Flécher (Irisso) – La socialisation au monde des start-ups, une affaire de classe ?
13h30-15h30 – Intériorisation et conduites (2) – Présidence et discussion : Sylvain Bordiec (Laces)
Martine Court (Lapsco), Sophie Denave (CMW-Meps), Frédérique Giraud (Cerlis) et Marianne Woollven (Lescores) – La tirelire et la petite souris. Constructions du rapport à l’argent et différenciations de classes à l’âge de cinq ans
Valérie Asensi (Cessp-CRPS) – Se sentir redevable. Importation et ajustement des dispositions économiques des dirigeants d’un club de football en banlieue parisienne
Margot Delon (OSC) et Julie Fournier (université de Nantes) – Les investissements immobiliers des classes populaires et moyennes dans une petite ville
15h45-17h45 – Pourquoi étudier la formation des dispositions économiques?
Table-ronde – Animation : Ana Perrin Heredia (Curapp)
Sophie Dubuisson-Quellier (CSO), Sibylle Gollac (Cresppa-CSU),
Frédéric Lebaron (IDHES), Fanny Renard (Gresco)