06 Juil Résumé de l’intervention d’Hartmut Rosa à la plénière de l’AFS 2021
Pourquoi nous avons besoin de changement – Ce que la sociologie peut faire – Et pourquoi c’est maintenant !
Hartmut Rosa
Dans ma présentation, j’aimerais avancer trois points :
1) Très souvent, les sociologues sont interrogés par des journalistes ou des politiciens qui leur demandent : « A quoi ressemblera le monde post-Covid ? Y aura-t-il plus ou moins d’égalité ? Plus ou moins de solidarité ? Plus de privatisations ou plus de politiques étatiques ? Etc. »
A mon avis, il est très important de réaliser que la sociologie ne peut pas le prédire – et les économistes ou les futurologues ne peuvent pas le faire non plus, car ce n’est pas une question de prédiction ou de pronostics : cela dépend de nous, acteurs humains, et de la politique. Alors que la plupart des formes d’action sociale évoluent suivant une « dépendance de sentier », et sont donc prévisibles, en cas de crise sociale grave, les choses peuvent changer. C’est ce qu’Hannah Arendt entend lorsqu’elle parle de « natalité », ou ce que Hans Joas a en tête lorsqu’il parle de la créativité de l’action sociale. Nous pouvons appliquer le modèle de la science normale et de la science révolutionnaire de Thomas Kuhn à cette situation : En temps normal, l’action sociale s’inscrit dans de longues chaînes d’interaction et suit des routines et des réglementations strictes. Elle se situe dans un mode de « résolution de problèmes quotidiens ». Les variations ou les déviations sont ici très peu probables, en particulier dans les sociétés complexes et dynamiques. Mais une fois que les chaînes d’interaction sont brisées, que les routines régulières ne fonctionnent plus, nous atteignons un point de « bifurcation », où un changement de voie devient une réelle possibilité. Je prétends que la Covid-19 crée un tel point de bifurcation, une telle crise, car pour la première fois dans l’histoire moderne, le monde a réellement ralenti, et il l’a fait grâce à une action politique commune et coordonnée !
2) Dans de telles situations, lorsqu’elle parvient à de tels points de bifurcation, la société dans son ensemble doit décider si elle doit reprendre les anciens chemins aussi vite que possible, revenir à l’ancienne normalité, ou si elle doit s’engager dans quelque chose de nouveau. Dans de telles conditions, les voix et les actions individuelles peuvent faire une différence cruciale. Bien sûr, le désir de revenir à la normale est fort. Ce que la sociologie peut faire dans une telle situation est d’indiquer les options et les alternatives. Je pense que dans de telles situations, le public demande des « comptes » concernant la difficile situation dans laquelle nous nous trouvons : quels sont les enjeux, où en sommes-nous, à quel type de carrefour sommes-nous ? Ici, il ne suffit pas de présenter des recherches empiriques. Ce dont nous avons besoin ici, ce sont des récits d’envergure qui sont conceptuellement et théoriquement développés, empiriquement fondés et normativement justifiables. Si la sociologie refuse de développer de tels récits et de les ouvrir à la « sociologie publique », c’est-à-dire à des débats et discussions publics et politiques qui modifieront ces récits, d’autres acteurs interviendront et présenteront des suggestions politiques, religieuses ou idéologiques concernant les problèmes, les options et les solutions. Par conséquent, je crois qu’il incombe à la sociologie d’essayer de proposer une « meilleure » analyse de la situation socio-historique dans laquelle nous nous trouvons, et cette analyse devrait elle-même s’efforcer de s’appuyer sur toutes les sources possibles de connaissance et d’interprétation.
3) Bien sûr, la sociologie ne peut pas dire aux acteurs sociaux ce qu’ils doivent faire et où ils doivent aller ensuite. Mais les sociologues peuvent et doivent souligner, je crois, que l’ « ancienne normalité » était tout à fait pathologique, et qu’un changement s’impose. Une « meilleure analyse » sociologique, selon moi, doit répondre à trois questions fondamentales :
a) Analyse : Quels sont les structures et mécanismes fondamentaux de la société moderne ?
b) Critique : Qu’est-ce qui ne va pas (si tant est que quelque chose n’aille pas) ?
c) « Thérapie » : Comment pourrait-elle être différente ?
Ma propre « meilleure analyse » répond à ces questions comme suit :
a) Une société moderne est caractérisée par le fait qu’elle ne peut reproduire sa structure et maintenir son statu quo institutionnel que dans un mode de stabilisation dynamique. Cela signifie qu’elle a structurellement besoin d’une accélération technologique, d’une croissance économique et d’une innovation culturelle incessantes pour maintenir ses institutions économiques, sociales, culturelles et politiques.
b) Le problème que cela pose est que le mode de stabilisation dynamique nécessite l’investissement ou l’infusion de toujours plus d’énergie physique, politique et psychologique, il produit littéralement de plus en plus de chaleur : il est trop rapide pour les écosphères (réchauffant l’atmosphère) et trop rapide pour les individus (consumant leur psyché), et conduit même à une désynchronisation politique : la démocratie est trop lente pour suivre le rythme du turn-over économique et des marchés financiers, de la circulation des médias, des changements culturels, etc. L’accélération sociale conduit à une situation d’ « inertie polaire » (Paul Virilo), ou à un immobilisme frénétique, où nous devons courir de plus en plus vite juste pour demeurer sur place.
c) Comment pourrait-il en être autrement ? Ce dont nous avons besoin, c’est de passer d’un mode de stabilisation dynamique à un mode de stabilisation adaptative qui autorise la croissance, l’accélération et l’innovation lorsqu’elles sont souhaitables, mais ne les exige pas pour maintenir le statu quo. Pour y parvenir, la société a besoin non seulement d’un changement économique structurel, mais aussi d’un changement culturel pour aller vers une définition de la vie bonne qui n’est pas elle-même orientée vers l’augmentation, la croissance et l’accélération, mais vers un mode de résonance.