Hommage à Michel Verret (1927-2017)

Hommage à Michel Verret (1927-2017)

Le 8 juin 2013, Michel Verret était reçu au Lycée Clemenceau, à Nantes, là où, naguère, il avait enseigné la philosophie (1953-1966). Ces retrouvailles avec ses anciens élèves lui inspireront un feuillet de onze pages écrites après-coup, manière de laisser reposer l’émotion. En exergue, on pouvait lire :


Aujourd’hui
Jour de joie
Joie Trop grande
Pour le jour,
Lentement déposée
Au fil des soirées,
Trouve enfin à s’écrire.


L’accueil qu’il aurait réservé aux hommages qui se sont succédé depuis sa mort survenue à l’âge de quatre-vingt-dix ans dans son appartement nantais des bords de Loire, dans la matinée du 28 novembre 2017, ne Trouve(ra plus) à s’écrire. Nous ne lirons plus ses haïkus si personnels où transpirait sa dialectique affutée et devrons nous contenter d’imaginer ses pensées léguées en guise de gratitude. Une seule certitude, cependant : il nous aurait prévenus contre toute révérence qu’il se plaisait toujours à moquer.

Avec lui, disparait une personnalité complexe, tourmentée par les « Eclats sidéraux » (éd. du Petit Véhicule, 1992) du monde. Sa longue vie pendant laquelle il occupa plusieurs « scènes » (un concept qu’il préférait à celui de champ) expose inévitablement au réductionnisme. Auteur à sa maturité d’une œuvre de référence pour les chercheurs spécialisés dans l’étude des classes populaires, son objet de prédilection, il fut aussi un intellectuel de parti dont l’engagement lui vaudra d’entrer, de son vivant, dans le Maitron, le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (notice rédigée par Isabelle Gouarne). « Enfant du monde des guerres » (« Autobiographie intellectuelle », Politix, n° 13, 1991) dont son Artois natal portait les cicatrices, le jeune Verret s’engage en 1944, à 17 ans, dans les jeunesses communistes et adhère au PCF en 1945. Issu d’un milieu familial qui lui assure l’aisance, il ne connait du dénuement du peuple que ce que son enracinement dans le pays minier lui fait approcher et percevoir. Petit-fils d’un grand-père boucher qui, comme il aimait le rappeler, fleurissait toujours son étal, il est le fils d’un vétérinaire, résistant et dirigeant, pendant la guerre, du mouvement Libération-Nord. Ce père, militant SFIO, devait achever comme Président des Charbonnages de France et membre du Conseil économique et social une carrière politico-administrative entamée à la Libération.

Reçu en 1948 à l’ENS de la rue d’ULM, l’adolescent se retrouve alors plongé dans un bouillon de sociabilités propices à se forger des amitiés durables, à satisfaire ses aspirations militantes et à consolider sa culture philosophique, notamment marxiste. Il y côtoie une pléiade d’élèves (Jean-Claude Passeron, Emmanuel Le Roy Ladurie, Lucien Sève, Annie Kriegel (ENS, Sèvres), Maurice Agulhon et d’autres…) promis à s’illustrer dans les sciences sociales pendant près d’un demi-siècle. Beaucoup d’entre eux, avant que leurs convictions ne s’émoussent et, parfois même, ne se retournent, adhérèrent comme lui au PCF mais, contrairement à lui, sans toujours y militer activement. Agrégé en 1953, nommé à Nantes au Lycée Clemenceau, il répond, en 1967, à l’appel de son ami Jean-Claude Passeron qui vient de créer dans cette même ville, le département de sociologie. La carrière d’enseignant-chercheur qui s’ouvre alors procède, certes, de sa conversion à la sociologie mais coïncide aussi avec son éloignement du parti. L’université va offrir à celui que « le rêve (de l’avenir radieux) avait longtemps porté » un cadre approprié à entretenir ce qu’il nomme ses fidélités. Fidélité du professeur à sa vocation de transmettre, de partager et de se confronter avec des auditoires de jeunes gens. Fidélité de l’intellectuel à son esprit de résistance, par la connaissance, aux exploitations et aux dominations.

Les principes qui guideront ses manières d’encadrer ses doctorants et de conduire son programme d’étude et de recherche sur la classe ouvrière initié au sein du laboratoire éponyme (LERSCO) dont il fut co-fondateur, en attestent. Je n’ai personnellement pas connu le jeune Verret dirigeant de Clarté (1949-1950) l’organe de la jeunesse communiste dans lesquels ses articles épousaient la plus pure orthodoxie, ni le Verret cautionnant l’intervention soviétique en Hongrie en 1956. Je n’avais pas plus lu ses articles de théorie politique sur le centralisme démocratique et le culte de la personnalité publiés dans la Nouvelle Critique dont il fut membre du comité de rédaction (1958-1968) quand je l’ai rencontré pour la première fois en 1978, à l’occasion de la soutenance de mon mémoire de maîtrise dirigée par Anne Guillou. Il venait cette année-là de prendre la décision mûrement et sûrement douloureusement réfléchie de quitter en silence le PCF, après s’être mis depuis plusieurs années déjà en congé de militance. J’eus ensuite la grande chance de faire mon DEA et ma première année de thèse sous sa direction avant de poursuivre celle-ci sous la direction de Guy Barbichon auprès de qui, me sachant sans ressources, il m’avait recommandé pour enquêter à Lorient sur les sociabilités populaires. Conservant cependant une inscription administrative à Nantes, j’ai profité de son accompagnement officieux et de l’ambiance stimulante de ses séminaires. Ses encouragements appuyés à m’engager dans une thèse et à la continuer dans les moments de relâchement ont tôt contribué à corriger l’image du mandarin cuirassé dans sa renommée et insoucieux des inhibitions de ses étudiants les moins confiants. Au lendemain de mon premier colloque où j’avais commis une communication laborieuse, je reçus de lui un courrier me félicitant par ces mots : « je vous ai senti fragilisé par toutes ces communications brillantes que nous avons entendues, gardez votre cap, cher Jean-Noël, vous visez juste ». Nous sommes nombreux de ma génération à nous souvenir de ces marques d’attention qu’il nous adressait quand il nous sentait envahis par le doute.

Mais sans doute n’aurions-nous pas été aussi reconnaissants de sa « chaleureuse humanité » évoquée par Jean-Louis Robert (liste AFHMT, association française d’histoire du monde du travail) s’il ne nous avait pas également fascinés par sa culture si vaste et si éclectique.  Ses enseignements nous administraient continûment la preuve de sa conviction selon laquelle, citant le mot de Brecht, « un homme qui n’a qu’une théorie est un homme perdu ». Toujours marxien à défaut d’être encore marxiste, il nous invitait à puiser, entre autres, chez Tocqueville et chez Le Play, indifférent aux réprobations sectaires dont le milieu des sciences sociales est si coutumier. Outre son érudition classique héritée de son passé de philosophe et sa puissance de lecture et d’interprétation des grandes œuvres de la sociologie dont les bibliographies de sa trilogie portent la marque, il nous étonnait souvent par sa soif de découverte et ses connaissances de la recherche en train de se faire (rappelons que nous sommes dans les années 1978/1987, avant la diffusion par le net). Se fichant des jeux de notoriété académique et à la différence de ces auteurs qui ne savent que citer les morts, il s’enthousiasmait à l’idée de faire connaître les travaux de jeunes chercheurs comme ceux d’auteurs insuffisamment visibles à ses yeux. Défileront dans les séminaires du Lersco de ces années-là tout ce que l’ethnologie, l’histoire, la sociologie comptaient de chercheurs consacrés mais aussi en devenir dont le seul dénominateur commun était de s’intéresser aux classes populaires étudiées dans la pluralité de leurs formes d’existence. Verret, homme de lecture et non de terrain à l’instar de Mauss, n’écrira pas de manuel de sociologie. Bien qu’auteur d’une sociologie des classes populaires marquée par ses accents ouvriéristes d’un autre temps, il  demeure, paradoxalement et par bien des côtés, un précurseur. Sans faire toute une histoire de ses inventions conceptuelles, il livrait au cours de ses séminaires des principes de méthode en nous invitant, par exemple, à penser en termes de processus (mobilisation, désouvriérisation, reprolétarisation, individualisation, décollectivisation) bien avant que les exégètes de Norbert Elias ne nous en révèlent les vertus heuristiques.

Lui qui préférait nettement voyager dans les livres qu’en prenant l’avion n’en sera pas moins un formidable passeur des frontières en nous révélant, bien avant certains épistémologues d’aujourd’hui, qu’il était possible, grâce à son écriture inimitable et sans renoncer à la scientificité, de concilier sciences sociales et oeuvres littéraires. Rejeté par l’édition parisienne, « c’est vrai que son style détonnait dans le monde académique (qui considérait qu’il sentait) le renfermé, alors que Verret faisait respirer ». Antoine Prost a raison, Verret faisait respirer. Tous ceux qui se reconnaissent dans l’ainsi-nommée, par Christian Baudelot, ENS (Ecole nantaise de sociologie) ne peuvent que le confirmer.

Jean-Noël Retière,
Indre 10 décembre 2017













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