Frédéric Lebaron, président de 2015 à 2017

Frédéric Lebaron, président de 2015 à 2017

Affirmer la place de la sociologie française dans un monde multipolaire

Satisfaisant enfin à la demande amicale de l’équipe actuelle de direction de l’AFS, les quelques lignes qui suivent visent surtout à poser quelques jalons sur ce qu’a été la courte période de deux ans où j’ai exercé le rôle de président de l’association, entre juillet 2015 (congrès de Saint-Quentin-en-Yvelines) et juillet 2017 (congrès d’Amiens).

Il me faut d’abord préciser que j’ai été élu au Comité Exécutif de l’association pour la première fois en 2011 à Grenoble, et que j’ai donc fait partie de l’équipe, majoritairement féminine, animée par Didier Demazière durant cette période. En 2013, à Nantes, ce dernier avait annoncé que j’occuperais désormais la fonction de vice-président, ce qui ne fut pas sans susciter quelques inquiétudes — liées à mon parcours marqué par la sociologie de Pierre Bourdieu — chez certain·e·s collègues, exprimées publiquement lors de l’AG.

J’ai donc, tout d’abord, vécu de l’intérieur les difficultés financières assez importantes qui nous ont contraint·e·s à limiter nos ambitions avant de retrouver heureusement des marges de manœuvre, grâce notamment à la rigueur de notre comptable d’alors, le regretté Jean-Michel Ballester, et l’appui indéfectible de notre secrétaire, Habibatou Doumbia.

Didier et son équipe mirent à profit ces marges de manœuvre pour assurer non seulement le succès des congrès (malgré un côté « cheap » qui nous fut parfois reproché, notamment après les pauses repas), mais peut-être surtout le financement de journées et d’opérations lors des périodes inter-congrès, ce qui est selon moi l’une des grandes évolutions réussies de la période. Face aux risques de routinisation des activités de l’association autour de petits groupes de forte interconnaissance, l’AFS a ainsi « institutionnalisé » ces financements d’activités inter-RT, qui se sont traduits en journées d’étude et initiatives multiples, montrant à quel point l’association pouvait jouer un rôle structurant pour des thématiques, des enjeux méthodologiques, des préoccupations nouvelles, en donnant toujours plus de place aux jeunes collègues y compris dans l’organisation et l’animation. Pendant les deux ans de mon mandat, j’ai veillé à ce que cette démarche se poursuive et s’amplifie autant que possible, et je continue de penser que ce dispositif est une clé pour éviter tout risque de repli sous-disciplinaire ou autour de communautés trop restreintes.

Plutôt que de vouloir agir sur le périmètre des RT existants, produits d’une histoire déjà riche, le CE a alors fait le choix de ne pas multiplier les créations de RT (nous avons même abouti un temps à un gel du nombre de RT déjà élevé et discuté de la possibilité de « fermer un RT » faute d’activité) et d’inciter à croiser, hybrider, multiplier les échanges. Cela a eu également pour effet notable de renforcer une forme d’intégration de la discipline, sans pour autant réduire son pluralisme ou sa pluralité interne.

Pour avoir participé à des semi-plénières, sessions, journées et parfois à l’animation de RT aussi divers que les RT 5, 12, 29, 36, 37, 42, 49, 50…, j’en oublie sûrement, j’ai toujours été frappé par le fait que notre discipline préserve une forte cohérence par-delà les domaines ou les perspectives, liée au choix collectif (implicite) depuis l’origine de privilégier la qualité de l’accumulation empirique, de la réflexivité méthodologique et un débat théorique « ancré » dans les faits plutôt que de nourrir des guerres intestines rhétoriques ou théorico-idéologiques qui restent toujours possibles (ne serait-ce que parce qu’elles ne manquent jamais d’avoir un certain écho médiatique, comme on a pu le voir récemment autour de l’« islamo-gauchisme »).

Or, durant cette période, il a aussi fallu défendre la discipline, y compris face à des gouvernants qui, faute d’en comprendre la logique profonde, préféraient la polémique idéologique grossière à l’examen de faits et à une discussion sérieuse et rationnelle sur les enjeux des politiques publiques, de la recherche et de notre société. La présence de facto critique de la sociologie dans l’espace public induit sans doute, pour une part, ces résistances et ces manifestations de rejet parfois véhémentes, qui peuvent même trouver une résonance dans les écrits de certain·e·s collègues. Mais il faut bien dire que nous avons été surpris·e·s par la virulence des attaques qui ont conduit le CE à consacrer beaucoup de temps à réagir ou à riposter, tout en évitant de substituer à notre logique professionnelle une logique militante.

Malheureusement, cette même période s’est aussi caractérisée par une dégradation de nos conditions de travail, un déclin régulier du nombre de postes de titulaires dans les universités et organismes et une précarisation accrue des jeunes entrant·e·s.

Ces débats continuent d’être vifs parmi nous, et sont la manifestation du risque permanent d’internaliser les contradictions structurelles de plus en plus intenses au sein de l’ESR, par exemple entre chercheur·ses internationalisé·e·s et jeunes précaires. Lors de ma candidature à la présidence, à Saint-Quentin en 2015, j’avais insisté sur le travail collectif que nous devions mener pour surmonter ces contradictions, produites par les conditions actuelles d’exercice du métier, entre les divers groupes qui composent notre discipline, et au moins pour éviter de creuser un peu plus les lignes de fracture objectives ou subjectives qui peuvent la diviser. L’AFS m’apparaissait déjà comme l’un des lieux susceptibles de favoriser ce dépassement, sans déni mais sans oubli de nos missions : la promotion intransigeante et rigoureuse de la sociologie française en tant que discipline scientifique.

Un autre thème de ma candidature d’alors s’impose logiquement ici : quid de la place de la sociologie française dans le contexte globalisé de la science contemporaine ? Grâce notamment à Didier Demazière et Bruno Cousin, l’Association Internationale de Sociologie a fait écho au dynamisme de celle-ci dans un dossier de Global Dialogue. La parution de l’ouvrage équilibré et réflexif de Johan Heilbron dans le contexte étasunien a contribué à renforcer la visibilité de notre « place » objective, qui n’est pas mineure, au sein du mouvement international de la discipline. Lors des congrès ou des journées inter-congrès, les sessions ont accueilli de plus en plus de collègues étrangers, et, selon les cas, de communications dans d’autres langues que le français, même si cela reste encore marginal. Réciproquement, les Français commencent à contredire le stéréotype de l’entre-soi national dans les arènes internationales.

Pour ma part, j’ai toujours essayé d’aller dans le sens d’une internationalisation réelle et diverse, c’est-à-dire, il faut le dire, qui ne cède pas totalement au monolinguisme professionnel anglophone sans pour autant négliger la diffusion des travaux par la publication et la communication en anglais. Les liens de la sociologie française avec la sociologie brésilienne se sont ainsi progressivement renforcés durant cette période, de même qu’avec d’autres pays émergents comme l’Inde, la Turquie ou la Chine (je ne parle pas ici des pays européens proches avec lesquels les liens sont déjà nombreux et multiples). C’est moins vrai pour l’Afrique, même francophone, et l’on ne peut que le regretter.

La nécessité de sciences sociales « non hégémoniques », thème devenu central au sein de l’AIS, a néanmoins trouvé un écho plus important au sein de l’AFS, et il faut s’en réjouir. L’étape suivante, selon moi, est la création de réseaux plus denses entre associations nationales, groupes de recherche et une véritable politique de plurilinguisme scientifique, y compris lors des congrès et journées d’étude divers, que nous n’avons pas pu vraiment mettre en œuvre, faute de temps et de moyens, durant mon mandat. Ma participation pour l’AFS (Toronto, 2018) à l’élection d’un président de l’AIS d’origine palestinienne, de nationalité française et travaillant à l’American University au Liban (Sari Hanafi) m’a convaincu un peu plus qu’il s’agissait là d’un enjeu central. L’élection à cette occasion d’un comité de l’AIS composé majoritairement de collègues très ancrés dans l’anglophonie, peu représentatifs du Sud global et encore moins des langues périphériques ou simplement moins proches de l’espace étasunien dominant, m’a aussi montré que nous ne sommes qu’au début d’un long et difficile processus de véritable internationalisation non-hégémonique.

Dernier point, la qualité d’une vie associative se mesure aussi à des éléments comme le « bien-être », c’est-à-direen l’occurrence, par exemple, la satisfaction d’être ensemble pour échanger professionnellement, parfois sur des points techniques qui peuvent sembler ésotériques, parfois sur un mode animé, voire vif, mais aussi très souvent simplement pour se voir et profiter de bons moments collectifs. Les congrès de Saint-Quentin-en-Yvelines (malheureusement dans un contexte caniculaire) et d’Amiens (avec une soirée mémorable au Cirque) ont été je crois très réussis sur ce plan. L’association doit à mon avis non seulement préserver mais cultiver ces pratiques de sociabilité informelles et un minimum de « sens de la fête ». J’espère que le congrès de Lyon tiendra toutes ses promesses, aussi, sur ce point.

Frédéric Lebaron – mai 2023













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