Didier Demazière, président de 2011 à 2015

Didier Demazière, président de 2011 à 2015

Mes deux mandats passés à la présidence de l’AFS ont été une expérience incomparable. Pourtant, j’aurais matière à comparaison tant j’ai exercé des responsabilités nombreuses et variées dans le monde de la sociologie française et internationale. C’est à mes yeux une expérience à part, pas seulement en raison des activités que j’ai eu l’opportunité – et parfois l’obligation – de réaliser. Pas principalement en raison de spécificités des tâches dans lesquelles je me suis engagé. Parmi celles-ci vient immédiatement à l’esprit, car elle est l’une des plus visibles, l’organisation des congrès bisannuels, plus précisément la coordination de cette organisation. Il est évident que ces moments où s’exprime et s’incarne la vitalité de la sociologie et de ses chercheurs n’ont pas d’équivalent dans le cours – que je ne qualifierai pas d’ordinaire car il ne l’est pas tant s’en faut – de notre discipline.

Si j’ai le sentiment que mon expérience à l’AFS est si particulière, c’est parce que j’en garde un vif souvenir, ce qui est plutôt exceptionnel dans mes activités de sociologue. Je ne suis pas homme d’archives, qu’elles soient matérielles ou numériques. Quand les fonctions cessent, je tourne très vite la page, je me consacre à d’autres missions. J’ai un énorme plaisir à découvrir de nouvelles tâches, à expérimenter des charges pour lesquelles je suis novice. Mes souvenirs s’effacent très vite. Mais il en va autrement pour l’AFS. Je voudrai ici expliquer les raisons de cette particularité, et ce faisant j’adopte – mais c’est manifeste dès mes premières lignes – un ton résolument subjectif. Je n’entends pas témoigner d’une période, produire un récit contrôlé. Je veux plus simplement rendre compte d’une expérience vécue, intense et émotionnelle, et ce faisant tenter de partager ce que l’AFS a représenté pour moi pendant les quatre années de ma présidence, et au-delà également.

Les conditions dans lesquelles j’ai candidaté aux élections pour la présidence de l’AFS sont assez particulières. Si j’avais animé le réseau thématique « Méthodes » pendant un bon nombre d’années, je m’en étais retiré depuis 2009 et je n’avais jamais été membre du comité exécutif. D’ailleurs, je n’avais nulle intention d’intensifier mon engagement au sein de l’AFS. C’est par surprise et en dernière minute, soit quelques semaines avant le congrès de Grenoble, que de jeunes collègues m’ont démarché afin que je présente ma candidature. J’étais réservé dans un premier temps, craignant de manquer de temps pour assumer les charges correspondantes. Ce n’est pas l’absence de candidature qui m’a convaincu – une situation pas si rare quand il s’agit d’exercer des responsabilités chronophages – mais au contraire l’intérêt de présenter une candidature supplémentaire, en concurrence avec un candidat déjà déclaré. C’était pour moi un signe élémentaire d’un fonctionnement démocratique mature – l’AFS avançait alors vers ces 10 ans. C’était aussi une démarche ajustée à une conjoncture particulière. Car alors des débats déontologiques, parfois sourds et parfois explicites, traversaient la sociologie française – le CNU en était gravement secoué et plus largement les controverses fusaient sur les frontières de la discipline et les manières légitimes de pratiquer celle-ci. Dans ce contexte, les enjeux de cohésion de la communauté des sociologues, de respect de la pluralité de leurs pratiques professionnelles, et d’identité d’une discipline chahutée en interne et dans l’espace public, étaient singulièrement saillants. Le renouvellement des instances de l’AFS m’apparaissait comme une excellente opportunité pour débattre de ces enjeux lors de la présentation des candidatures devant le congrès de Grenoble. Le sens de ma démarche était de préserver l’unité de la sociologie dans sa diversité, et surtout d’insuffler une dynamique collective en vue d’accroître le rayonnement extérieur de la discipline et d’assurer sa régulation interne. C’était aussi une démarche collective, ce qui s’est traduit par la suite par un engagement fort et constant des membres du comité exécutif.

Ces circonstances ont été assez mémorables. Au-delà, ce qui caractérise mon expérience de quatre années à la présidence de l’AFS tient à ce qu’est l’AFS, à ce qu’elle représente au sein de la communauté des sociologues et de son fonctionnement. Elle est sans égal par sa capacité à fédérer les sociologues français pour lesquels elle constitue un espace d’engagement et de débat unique. Cet espace est remarquable par son étendue, bien lisible dans la variété des domaines couverts par les réseaux thématiques mais aussi par le nombre des adhérents et des participants aux congrès – le millier était largement dépassé aux congrès de Nantes et de Saint-Quentin-en-Yvelines en 2013 et 2015. Toute aussi exceptionnelle est l’attractivité de l’AFS à l’égard des plus jeunes générations, celles qui préparent leur thèse ou l’ont soutenue récemment, celles qui sont aux portes du monde académique ou y occupent des positions temporaires, celles qui ont fraîchement obtenu un poste stable, celles qui introduisent dans la discipline des questions, méthodes, approches renouvelées, bref la relève. J’ai un temps regretté le moindre engagement des collègues plus avancés dans la carrière, une bonne part d’entre eux ne participant pas, ou avec parcimonie, aux activités de l’AFS. Mais c’est aussi une heureuse singularité de celle-ci que de fédérer les sociologues qui représentent l’avenir de la discipline et sont les vecteurs de son toujours nécessaire renouvèlement. C’est sans doute aussi un talon d’Achille au regard de la raréfaction toujours plus accentuée des postes académiques en sociologie, car les actions engagées par l’AFS sur ce plan pourraient bénéficier de l’appui de l’ensemble des sociologues, y compris les plus reconnus et influents.

Ce qui m’apparait plus marquant encore dans mon expérience de la présidence de l’AFS réside dans la spécificité de cette organisation au regard des multiples autres organisations que j’ai eu l’occasion de coordonner (laboratoire, école doctorale, section du Comité national de la recherche scientifique, revue académique, comités d’évaluation dans diverses agences de financement de la recherche…). L’AFS est notre organisation, à nous sociologues. Elle n’est pas dépendante d’un environnement institutionnel ou politique qui imposerait des règles et procédures auxquelles il faudrait se conformer pour assurer légitimité et pérennité. Dit autrement, l’AFS n’est pas une institution, c’est une action collective ou un projet. Elle s’est dotée elle-même de ses règles de fonctionnement interne, elle fixe elle-même son agenda. Surtout, la participation de ses membres, leurs engagements et leurs activités, reposent sur un partage de valeurs, de croyances et de normes. L’AFS est une communauté de projet, et c’est ce qui fait toute sa spécificité, et sa valeur à mes yeux.

C’est une force, même si cela peut exposer à quelque risque ou fragilité. Ainsi je n’oublie pas la mauvaise surprise qui a accompagné ma prise de fonction : la découverte d’une situation financière délicate et précaire qui exigeait de prendre des mesures drastiques pour redresser les comptes et alimenter la trésorerie – indispensable pour assurer la rémunération de notre secrétaire, Habibatou Doumbia, véritable cheville ouvrière. Les institutions sont sans doute mieux parées et préparées à éviter ces difficultés. En revanche, la croissance rapide, et le succès, d’actions collectives comme l’AFS ne préserve pas toujours de ce type d’anicroches. Finalement ces déboires ont été convertis en opportunités pour mobiliser les laboratoires de sociologie en appui au budget de l’AFS et en soutien à son projet.

Cet épisode illustre combien la vie d’une communauté de projet excède de beaucoup la mise en œuvre méthodique voire routinière d’un programme approuvé lors du temps électoral. Certes la vie interne est rythmée par des rituels, tels l’organisation des congrès récurrents, le soutien aux séminaires et colloques montés par les réseaux thématiques, la conception des numéros de la revue Socio-Logos, la représentation auprès d’associations internationales, et nombre d’activités à caractère scientifique participant au développement et au rayonnement de la discipline. Beaucoup d’autres activités, parfois moins visibles et souvent imprévisibles, occupent aussi le temps des animateurs de l’AFS. Ainsi les acteurs politiques dictent leur agenda et provoquent des phases de mobilisation collective auxquelles l’AFS a pris sa part, comme ce fut le cas avec la loi dite Fioraso de 2013, préparée par des Assises de l’ESR puis débouchant sur la création de l’HCERES et le renforcement de l’autonomie des universités. Ce fut aussi de façon récurrente, et souvent en collaboration avec l’Association des sociologues de l’enseignement supérieur, une série de démarches, courriers et rendez-vous, auprès d’élus ou cabinets ministériels pour alerter sur l’état dégradé de l’enseignement supérieur, ou sur des sujets plus précis comme la réforme des intitulés de master. Ce fut parfois une urgence bien plus forte qui s’est imposée, avec par exemple les motions de soutien à notre collègue turque Pinar Selek, alors scandaleusement condamnée à une peine de prison à perpétuité par un tribunal turc. Ce fut également la pratique répétée d’interventions dans les médias en réaction à des prises de positions hostiles aux sciences sociales, quand la sociologie a été stigmatisée comme « usine à chômeurs » ou quand des opérations de manipulation condamnaient une introuvable « théorie du genre » en y amalgamant les études de genre. Ce furent encore des protestations auprès des institutions scientifiques comme le CNRS ou le ministère de l’enseignement supérieur pour dénoncer l’opacité de pratiques de déclassement dans des concours nationaux ou à l’inverse la nomination dans des instances comme le CNU de collègues ayant été désavoués par la communauté toute entière à travers les élections.

Une constante vigilance, que l’on peut appeler politique, est donc nécessaire. Car œuvrer pour structurer et renforcer la discipline signifie aussi lutter contre les attaques frontales ou les menaces sourdes qui peuvent l’affaiblir. Le front se déplace constamment, même si les enjeux sont plus constants, et fondamentaux car ils concernent les possibilités d’exercer le métier de sociologue sous ses diverses formes. Ainsi au titre des combats menés, et appelant une vigilance permanente car ils ne sont jamais gagnés, arrive en premier rang la question des débouchés académiques, à la fois leur raréfaction et leur précarisation alimentée par la croissance des financements contractuels. Un autre front s’est ouvert, affectant gravement les jeunes générations, consacré aux enjeux de financement des thèses, et à la course effrénée pour garnir les CV académiques afin de répondre à l’inflation absurde des exigences imposées dans les recrutements de tous ordres. Un autre encore concerne la dégradation sans fin des conditions d’enseignement et de recherche, caractérisée par un empilement de tâches connexes assurées habituellement par des personnels administratifs raréfiés, par un creusement des inégalités entre établissements sous l’effet organisé de politiques publiques soi-disant d’excellence. S’y superposent encore les enjeux, toujours aussi saillants, de reconnaissance de la discipline et de ses diplômes dans la diversité des mondes du travail. Car si l’avenir de la discipline est fortement subordonné à son ancrage dans le monde académique et il est tout autant dépendant de son implantation dans d’autres mondes professionnels.

Les actions, et réactions, que ces enjeux appellent, de façon désordonnée et imprévisible, ont tout leur sens pour l’AFS car elles sont guidées par des valeurs et des orientations partagées, que le président que j’étais avait la charge de porter. Un chantier supplémentaire, cohérent avec cette logique et auquel j’ai été et reste attaché, est celui de la régulation de la pratique de la sociologie et du métier de sociologue. Il m’a semblé nécessaire de prendre une part active dans la production de normes professionnelles en matière de pratique de la recherche (déontologie, gestion des manquements…) et d’organisation des carrières (évaluation, recrutement…). Les questions de déontologie professionnelle et de régulation interne se situent à mes yeux à l’exacte intersection entre deux exigences majeures que l’AFS doit tenir : assurer l’unité de la discipline et la cohésion de ses spécialistes d’un côté, favoriser la diversité des pratiques professionnelles et des conceptions du métier de l’autre. C’est dans cette tension que se règlent, au sens du processus de mise au point et non de la vérification d’une conformité à une référence, le paramétrage des bonnes pratiques et au-delà des normes professionnelles. Chantier majeur, heureusement toujours ouvert car seul le débat constant permet de poser des repères partagés. Ainsi, si l’AFS est fondamentalement un espace de débats scientifiques et de socialisation professionnelle, elle est devenue aussi une autorité morale au sein de la profession d’abord, vis à vis de l’environnement institutionnel ensuite.

L’écriture de ce court texte me rend quelque peu nostalgique de cette période où j’ai joué un rôle actif au sein de l’AFS. Elle ravive aussi mon attachement à ce projet collectif, toujours aussi indispensable bien sûr, le plus beau aussi auquel il m’a été donné de participer au cours d’une carrière déjà longue. Si la sociologie est un sport de combat, c’est assurément un sport collectif. Et l’AFS figure en place centrale sur son fanion.

Didier Demazière (président de l’AFS 2011-2015)

Le 7 mai 2023













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