La transition écologique vient aujourd’hui percuter de nombreux aspects de la société. Les habitudes de consommation sont questionnées, accompagnées dans leurs changements, voire régulées par des campagnes incitant aux « petits gestes », qui risquent détourner le regard des responsabilités collectives. Il existe de multiples subventions dont l’objectif est de soutenir le développement de marchés associés à la transition, comme celui de la rénovation. Le secteur financier a lui aussi récemment développé un intérêt pour l’environnement et le climat, à tel point que l’on a pu parler d’un « moment de la finance verte » (Chiapello 2020) : création de nouveaux actifs financiers « verts », développement d’investissements responsables, intégrant les dimensions dites ESG (pour environnementale, sociétale et de gouvernance), promus vers des profils d’épargnants spécifique (livret de développement durable, épargne salariale, finance solidaire etc.). On observe conjointement l’élaboration de tout un ensemble de métriques et dispositifs pour assoir la crédibilité environnementale de ces fonds, ainsi qu’une intervention des pouvoirs publics qui se sont efforcés à la fois de réguler et d’encourager ce nouveau segment des marchés financiers.
La finance verte fait déjà l’objet d’une littérature foisonnante en économie et en finance, qui s’interroge sur les déterminants du développement du marché de ces nouveaux actifs, leurs performances de marché et leur prix (Zerbib 2019), ou à l’inverse qui défend une position très critique sur la dimension environnementale de la finance verte (Grandjean & Lefournier 2021). Au-delà de cette approche économique, il existe aussi des travaux sociologiques sur la financiarisation de la nature et de l’environnement, par exemple sur la fabrication d’un marché de l’assurance contre les catastrophes naturelles (Angeli Aguiton 2018), des travaux sur la construction de métriques et dispositifs pour rendre ces marchés d’actifs financiers environnementaux possibles et notamment sur les marchés du carbone (Callon 2009, MacKenzie 2009, Huault & Rainelli, 2011) et sur la traduction des savoirs environnementaux en savoirs financiers (Tripathy 2017), des analyses des acteurs sur ces marchés avec l’émergence de nouvelles professions ou des études sur les modes de régulation liées à la définition de la qualité de la finance « socialement responsable » (Penalva-Icher 2010, 2016), des études sur le travail politique de constitution de ces nouveaux marchés (Aykut 2014) et sur la façon dont les acteurs publics aussi peuvent se saisir des opportunités offertes par les actifs verts pour financer la dette publique (Vincensini 2024). Ces travaux sont cependant encore peu nombreux et sont loin d’épuiser toutes les questions relatives à la finance verte ou durable.
En effet, la finance est un secteur économique à part, notamment quand il s’agit de considérer son rapport à l’environnement. En effet, si les mouvements sociaux se sont largement emparés de la consommation pour exprimer leurs revendications, la finance responsable n’a pas endossé cette dimension morale, notamment car elle s’est structurée en France par son offre et non à la demande de clients engagés (Déjean & al. 2014). Ainsi, le développement de l’investissement responsable consiste en l’appropriation des dimensions sociales et environnementales par les représentations et techniques traditionnelles financières. De plus, sa capacité de financement constitutive de sa centralité dans la transition, comme en témoigne la volonté du Green Deal Européen, lui confère cette place spécifique, au cœur des circulations du capital.
Afin de tenir compte de cette particularité, il semble qu’une approche plus spécifiquement sociologique, relative aux études sociales de la finance (Chambost & al. 2016), et définissant la finance non pas comme un secteur de l’économie mais comme un monde social (Strauss 1992), porte en elle la promesse d’une contribution originale que cette session thématique se propose d’aborder. Nous souhaitons préciser la qualification de ce monde social en le caractérisant comme un marché concret (Chessel & Cochoy 2004). A l’opposé d’une conception apolitique de ce marché, qui serait un lieu de rencontre d’une offre et d’une demande, source d’une coordination par les prix, nous proposons de partir de l’empirie et de la diversité des interactions entre acteurs financiers pour tracer le périmètre d’un marché comme un espace social et politique fait d’acteurs hétérogènes, du côté de la production (industrie financière), de la consommation (épargnants institutionnels et individuels), mais également du côté des intermédiaires, experts, régulateurs, analystes, challengers etc., acteurs qui entretiennent entre eux des interactions de nature plus variées qu’un simple échange économique (concurrence, mais aussi coopération, régulation, apprentissage etc.).
Cette session thématique se propose d’explorer ce que l’intégration de critères environnementaux ou sociaux fait à la finance comme marché construit socialement : comment sont composés les nouveaux actifs et les nouveaux marchés, à travers quels dispositifs, quels sont les acteurs qui les portent et quelles sont leurs logiques, existe-t-il des controverses, quels en sont les enjeux de régulation liées à la co-construction des règles de ces marchés entre acteurs publics et privés, y a-t-il des effets sur l’accumulation du capital ?
Cette session thématique se propose donc de prolonger ces réflexions en explorant l’émergence de la finance verte et durable. Ce faisant, elle se situe à la croisée de plusieurs champs sociologiques : sociologie économique, sociologie des professions, sociologie des sciences et des techniques, sociologie politique, sociologie du droit, etc. Chacun de ces champs permet de saisir une des dimensions de l’action individuelle et collective au sein de ce monde social, ce qui explique la volonté de tenter de les articuler tous ensemble au sein de cette session thématique. Les contributions à cette session thématique pourront ainsi s’intégrer à l’un des axes suivants :
Axe 1. Qui sont les acteurs de la finance verte ?
Axe 2. Quelles sont les pratiques de ces acteurs ?
Axe 1. Qui sont les acteurs de la finance verte ?
Les contributions pourront proposer des travaux sur les acteurs de la finance verte. Quels sont les contours de cette catégorie, quelles sont les relations entre ces acteurs ? Quelles sont leurs trajectoires et leurs propriétés, se distinguent-ils des acteurs des marchés financiers plus traditionnels, quelles caractéristiques partagent-ils ou au contraire quels sont les facteurs d’hétérogénéité entre eux ?
• Il pourra s’agir d’étudier l’émergence de nouvelles professions, comme les analystes dans les agences de notation extra-financière, les professionnels de l’évaluation de l’impact, les consultants en bilan carbone, les gestionnaires de fonds d’investissement ESG ou thématiques verts, les consultants en finance verte et durable, les experts privés et publics qui définissent les taxonomies et les labels identifiant les activités vertes, les auditeurs de durabilité etc. Ces nouvelles professions se déploient sur des marchés de plus en plus variés : marchés d’actions, d’obligations, de private equity, de l’assurance, des fonds de pension, de la gestion d’actifs par des asset managers ou des banques d’affaires, marché de la dette publique…
• Les contributions pourront aussi porter sur les logiques d’action de ces acteurs, entre logique financière et logique de « vertu » environnementale (Djahanchah & al. 2015). Quel sens les acteurs donnent-ils à la finance verte, alors que son effet environnemental est encore très incertain et entaché d’un fort doute de greenwashing ? Comment expliquer le consensus parmi les organisations internationales, certaines ONG comme le WWF, et de nombreux acteurs publics sur la nécessité de développer les marchés des actifs financiers verts ? Ce consensus sur le développement ne doit pas éluder les controverses sur les pratiques et leur légitimation, par exemple, la controverse entre les normes comptables européennes (EFRAG et double matérialité) et américaines (les IFRS environnementaux de l’ISSB).
• La session thématique invite aussi des contributions sur les circulations des conceptions de la finance verte entre ces acteurs, par exemple par une analyse du rôle des acteurs transnationaux dans la fabrication et la promotion des standards de la finance verte dans des arènes comme l’ONU, l’OCDE, le G20 (avec la Task force on climate related financial disclosure, TCFD), le High level expert group on sustainable finance de l’UE, le réseau des banques centrales et régulateurs financiers Network for greening the financial system (NGFS), etc. De même une observation et une analyse des événements de communication et de promotion, locaux ou internationaux, structurant ce champ (Lampel & Meyer 2008) trouverait tout à fait sa place dans cet axe.
Axe 2. Quelles sont les pratiques de ces acteurs ?
La session thématique invite des contributions sur les pratiques des acteurs de la finance verte. Comment construisent-ils ces nouveaux actifs, ces nouveaux marchés ? Quels modes de régulation expérimentent-ils ?
• Les contributions sont invitées à réfléchir à la création de métriques, de dispositifs de quantification du « vert », comme les taxonomies, les labels, les formes de reporting « vert », qui sont indispensables à la mise en place de circuits de financement verts. Quels sont les aspects rendus mesurables comme ceux invisibilisés ? Comment se légitiment les expertises revendiquant ces mesures ? L’analyse dite ESG est connue pour porter sur ces trois dimensions rarement mises ensemble, notamment dans les formations, cela a-t-il une incidence sur la construction des expertises ? Par exemple, l’environnement qui possède une assise dans les sciences de l’ingénieur ne prend-il pas parfois le pas sur la dimension sociale ?
• Il s’agira aussi de s’interroger sur le travail politique de construction des règles qui encadrent les activités de la finance verte. Une série de textes impose depuis 2001 des obligations de reporting de plus en plus prescriptives aux entreprises dans le domaine environnemental et social (de la loi française sur les nouvelles régulations économiques de 2001 à la récente directive de l’Union Européenne sur le corporate sustainability reporting), avec des textes plus récents spécifiquement sur la finance verte (ex. taxonomie européenne en 2020, standard des obligations vertes européennes en 2023, ainsi que la Sustainable Finance Disclosure Regulation qui définit les caractéristiques des fonds dits « verts – art. 8 » et « super verts – art. 9 ») (voir Mercier 2020). Quel est le positionnement des acteurs publics, quelles sont leurs logiques ? Comment expliquer cette promotion de la finance verte ?
Ces efforts publics de réglementation se déploient en parallèle à des initiatives privées (ex. standard des obligations vertes publié par l’ICMA en 2014 ; multiplication des labels avec notamment le label ISR, tripartite, porté à la fois par Bercy, Novethic et le FIR - soit un acteur public, un média semi-public et un organisme professionnel) et sont largement le produit d’une co-construction public-privé, comme cela a été montré dans d’autres domaines (France & Vauchez 2017, Benquet & al. 2020 sur le capital-investissement).
• Les contributions pourront accorder un intérêt particulier au rôle des banques centrales dans l’émergence, la promotion et le développement de la finance verte et durable. Comment se sont-elles positionnées par rapport à ces nouveaux produits et activités financiers, les différentes banques centrales ont-elles eu des positions divergentes ? Comment prennent-elles en compte la dimension verte de leur activité ? Que révèlent les controverses, par exemple lorsque Jens Weidmann, l’un des membres du conseil de la BCE, démissionne en 2021 du fait de son désaccord sur le « verdissement » de la politique monétaire ?
Coordination: Caroline Vincensini (IDHES, ENS Paris Saclay) et Elise Penalva-Icher (IRISSO, Université Paris Dauphine PSL)Bibliographie
Angeli Aguiton, S., 2018, « Fortune de l’infortune. Financiarisation des catastrophes naturelles par l’assurance », Zilsel, 4 (2), 21-57.
Aykut S., 2014, « Gouverner le climat, construire l’Europe : l’histoire de la création d’un marché du carbone (ETS) », Critique internationale, 62(1), 39-55.
Benquet, M., Foureault, F., & Lagneau-Ymonet, P., 2020, « Coproduire la règle du jeu. État, assurance et capital-investissement dans la France des années 1990 », Revue française de sociologie, 61(1), 79-108.
Callon M., 2009, “Civilizing markets: Carbon trading between in vitro and in vivo experiments”, Accounting, Organizations and Society, 34 (3–4), 535-548.
Chambost I., Lenglet M., & Tadjeddine Y. (dir.), 2016, La fabrique de la finance : pour une approche interdisciplinaire, Presses universitaires du Septentrion.
Chessel M. E., & Cochoy F., 2004, Autour de la consommation engagée [numéro spécial], Sciences de la société : Les cahiers du LERASS, 62.
Chiapello E., 2020, « La financiarisation de la politique climatique dans l’impasse », in Chiapello E., Missemer A. & Pottier A. (dir.), Faire l’économie de l’environnement, Paris, Presses des Mines.
Déjean F., Giamporcaro S., Gond J.-P., Leca B., & Penalva-Icher E., 2013, “Mistaking an emerging market for a social movement? A comment on Arjaliès’ social-movement perspective on socially responsible investment in France”, Journal of business ethics, 112, 205-212.
Djahanchah G., Gond J.-P., & Brès L., 2015, “Identity Work of CSR Consultants: Managing Discursively the Tensions between Profit and Social Responsibility”, Discourse & Communication, 9 (6), 593-624.
France P., & Vauchez A., 2017, Sphère publique, intérêts privés : Enquête sur un grand brouillage, Paris, Presses de Sciences Po.
Grandjean A. & Lefournier J., 2021, L’illusion de la finance verte, Ivry-sur-Seine, Les éditions de l’atelier.
Huault I., & Rainelli-Weiss H., 2011, “A market for weather risk? Conflicting metrics, attempts at compromise, and limits to commensuration”, Organization studies, 32(10), 1395-1419.
Lampel J., & Meyer A. D., 2008, “Guest editors’ introduction: Field‐configuring events as structuring mechanisms: How conferences, ceremonies, and trade shows constitute new technologies, industries, and markets”, Journal of management studies, 45(6), 1025-1035.
MacKenzie D., 2009, “Making things the same: Gases, emission rights and the politics of carbon markets”, Accounting, Organizations and Society, 34 (3–4), 440-455.
Mercier V., 2020, « Quelle régulation pour les instruments de la finance durable ? », in Bouthinon-Dumas H., François B. & Muller A.-C. (dir.), Finance durable et droit : perspectives comparées, Paris, IRJS Éditions.
Penalva Icher É., 2010, « Amitié et régulation par les normes », Revue française de sociologie, 51(3), 519-544.
Penalva Icher É., 2016, « La professionnalisation dans l’Investissement socialement responsable. Le cas des analystes extra-financiers », Revue Française de Socio-Economie, 16, 141‑59.
Strauss A., 1992, « La trame de la négociation », Sociologie qualitative et interactionnisme, 10(4), 154-157.
Tripathy A., 2017, “Translating to Risk: The Legibility of Climate Change and Nature in the Green Bond Market”, Economic Anthropology, 4, 239-250.
Vincensini C., 2024, « Le financement des politiques publiques environnementales par des obligations vertes souveraines : des risques environnementaux aux risques financiers », Revue française des affaires sociales, 1, 151-168.
Zerbib O., 2019, “The effect of pro-environmental preferences on bond prices: Evidence from green bonds”, Journal of Banking and Finance, 98, 39–60.
Participation au congrès
Pour participer au Congrès, il faudra adhérer à l’AFS et s’acquitter de droits d’inscription. Lors du précédent Congrès de 2023, l’adhésion s’élevait à 41€ pour les non-titulaires et 103€ pour les titulaires ; l’inscription au Congrès à 61€ pour les non-titulaires et 152€ pour les titulaires. Les tarifs pour le Congrès de Toulouse seront légèrement plus élevés (inflation). Les collègues non-titulaires qui ne peuvent être financé·es par leur laboratoire pourront, sur présentation de dossier, être exonéré·es des droits d’inscription et bénéficier d’une aide pour le transport et le logement. La procédure pour la demande d’exonération des droits d’inscription sera précisée plus tard. L’accès au Congrès se veut le plus inclusif possible :
* Des dispositifs de lutte contre les violences sexistes et sexuelles seront mis en place.
* Si vous avez besoin de services d’accompagnement en raison d’une situation de handicap, vous pourrez le signaler dans le cas où votre communication est retenue. Le comité d’organisation mettra tout en œuvre pour essayer de répondre à vos demandes.
* Si vous avez besoin de services de crèche pendant le Congrès vous pourrez le signaler au moment de l’inscription. Le comité local essayera de proposer un mode de garde.