Introduction
La vague contestataire du « printemps arabe » constitue un exemple édifiant de la manière dont des mouvements de grande ampleur prennent cours et circulent dans de vastes ensembles géographiques. En Tunisie, en Espagne, en France ou en Amérique, à Hong Kong et au Chili, en Iran ou en Turquie, des mobilisations d’envergure voient le jour et réclament des droits sociaux, environnementaux et politiques. Malgré les différences de contexte et de revendications, ces mouvements collectifs passent par des processus de diffusion (Sommier, 2010) et de structuration qui peuvent dialoguer et s’influencer mutuellement, à l'image du mouvement des places ou des mobilisations contre le changement climatique. Comment dès lors s’opèrent les circulations des répertoires d’actions (Tilly, 1986), des personnes et des revendications dans ces luttes collectives ? S’agit-il d’un cycle de contestation (Tarrow, 1993) favorable à la diffusion de la conflictualité sociale, temporellement et spatialement ? Quels sont les effets du renouveau générationnel (allié à une plus grande accessibilité de certaines ressources théoriques) sur la prise en compte et la circulation de ces thématiques intersectionnelles ? Comment se diffuse et circule plus précisément un mouvement social au-delà de son groupe primaire ? Nous pensons à la manière dont des milliers de personnes se sont mobilisées dans le monde contre les violences policières suite à l’assassinat de Georges Floyd par un policier à Minneapolis, à la déclaration des zapatistes pour la vie annonçant leur venue en Europe pour sensibiliser autour de leur cause, à la reprise du chasuble jaune dans d’autres pays comme symbole de la lutte pour la justice sociale, à la mobilisation des militant.e.s rifain.e.s eu Europe pour visibiliser la répression que subissent les protagonistes du « Hirak », à l’émergence de mobilisations écologistes dans le sud global mettant en accusation les pays riches et leur responsabilité dans le désastre climatique, à la manière enfin dont les dispositifs étatiques et les méthodes contre-insurrectionnelles s’exportent et s’importent entre les pays.
Ces dynamiques de circulation confirment le constat d’une forte interconnexion, qui invite à aborder les mouvements sociaux comme situés au carrefour d’influences multiples, mais aussi de rapports sociaux composites, d’échafaudages complexes d’acteurs, de discours, d’environnements institutionnels. Cet appel à communication souhaite ainsi questionner à la fois ces transferts et ces croisements : la circulation des corps et des répertoires, les appropriations de l’intersectionnalité dans les mouvements sociaux (contemporains) et les usages qui en sont faits en France et à l’international, l’influence des conceptions scientifiques sur la structuration des luttes, et, dialectiquement, l’apport de la pratique militante à la structuration des études des mobilisations collectives.
Axe 1 : Circulation des répertoires et des personnes :
Cet axe invite à s'arrêter sur la notion de circulation dans les mobilisations collectives. Les communications pourront analyser l'adoption, le transfert et la reconfiguration des répertoires d'action (blocages/manifestations itinérantes, occupation/sit-in, etc.). En 2018, les Gilets jaunes ont occupé des espaces peu habituels des mouvements classiques (Elalaoui, 2022). Comment se fait-il dès lors qu'une modalité d'appropriation de l'espace (Ripoll, Veschambre, 2006) circule sur l'ensemble du territoire en peu de temps ? Quelles sont les conditions de félicité de la circulation d’un répertoire d’action collective dans les différents espaces de mobilisation ? Si les cas évoqués en guise d’introduction donnent à voir des idées, des discours, des imaginaires et des répertoires qui circulent, une telle circulation ne se fait pas "toute seule" : elle dépend étroitement d'innombrables manières de les "faire circuler", et sont portées par des acteurs qui contribuent à les diffuser, à les interpréter et à les emporter avec eux lorsqu'ils passent d'un espace à l'autre.
Les idées, dans leur immatérialité, ne font bien sûr pas exception : en témoignent l'importance des enjeux liés à l'édition militante, ou les réseaux de la recherche académique qui constituent parfois des lieux de gestation ou des chambres d'écho pour les discours contestataires. De la même manière, les technologies de l'information et de la communication ne sont pas le vecteur de diffusion fluide et spontané qu'on imagine parfois : les idées et les répertoires y circulent par l'entremise de toute une activité de production de visibilité, de mots-d'ordre ou de contenus (visuels, audio-visuels, textuels). Nous accorderons une large place ici aux enquêtes qui interrogent les coulisses et les modalités concrètes de ces pratiques en ligne, ainsi que leur rôle tant sur le plan du recrutement que de la mise en forme des discours et des modes d'action.
Les communications pourront aborder les aspects concrets de la circulation des militants dans les mouvements, des militants multi-situés et mobiles aux militants "captifs" d'une cause ou d'une organisation. Les personnes mobilisées peuvent également circuler à l'échelle nationale ("convergence"), ainsi qu'internationale : des luttes pour le climat avec les militant.es du continent africain qui tentent de visibiliser leurs luttes) ; celles des militant.es des pays du sud qui se retrouvent au croisement de plusieurs luttes à l’étranger. Comment s'opère, par ailleurs, la circulation, l'acceptation ou le rejet de ces personnes au sein de mouvements nationaux ?
Le militantisme, et de manière générale, les différentes instances relevant de l'engagement, affectent les parcours des militant.es dans l'espace social - on aura donc une attention particulière pour les propositions abordant solidement les organisations, mouvements, associations et collectifs comme instances de socialisation en soi et vecteurs de déplacements. Comment analyser le rôle de "passeurs" que certain.es militant.es multi-situé.es occupent ? On s'intéressera à l'étude de leurs capitaux spécifiques. Dans quelles conditions les mobilisations sont-elles en mesure de décloisonner des mondes sociaux, et leurs militant.es d'effectuer des mobilités jusqu'à des cercles plus institutionnels (action publique territoriale, réseaux associatifs subventionnés, fondations) ? En particulier, la circulation des personnes et des idées interroge les frontières entre les mouvements sociaux et l'espace électoral, comme c'est le cas dans le mouvement des Gilets jaunes. On peut également penser aux tentatives de mise sur agenda électoral de conceptions issues de mouvements conservateurs ainsi qu'aux reprises, qu'ont pu réaliser ces derniers, de termes issus d'autres mouvements sociaux. Enfin le recrutement de cadres partisans depuis le monde des organisations militantes pourra être analysé.
Il peut, par ailleurs, exister une confusion entre le cadrage global d'une activité et son effectif champ d'action empirique (Tarrow, 2001). En effet, si on peut parler de la globalisation des discours/narrations protestataires, celle de leurs objets de revendication n'est pas immédiatement évidente : s'agit-il des discours "du global" de telles ou telles organisations militantes plutôt que des pratiques effectivement transnationales ? On voit ici un différentiel entre l'échelle des causes et celle des mobilisations et pratiques militantes. Peut-on constater un "effet de la cause" ou un effet de l'échelle de la cause, c'est-à-dire des circulations plus intenses dans le cadre de certaines revendications plus que dans d'autres (écologie par exemple) ?
La répression des mobilisations est elle-même le fruit de circulations internationales : dispositifs, règles et techniques de restauration de l’ordre socio-politique naissent et se transforment au grès des circulations entre États, entre secteurs de l’État (services de renseignement, autorités policières), et par le biais d’acteurs privés (industries de l’armement, patronats, groupes vigilants…). Nous accueillerons les propositions qui sauront analyser l’importance (ou non) de ces circulations dans les tendances du maintien de l’ordre au sens large : vigilantisme (Favarel-Garrigues, Gayer, 2021), militarisation, judiciarisation et brutalisation (Fillieule, Jobard, 2020), constitution d’un droit pénal de l’ennemi (Codaccioni, 2015).
Axe 2 : Intersections, connexions des discours et des pratiques
Ce second axe s'intéressera principalement à deux sens du concept d'intersection : le premier renvoie à la notion d'intersectionnalité, c'est-à-dire spécifiquement à l'articulation des différents rapports sociaux; le deuxième prend l'intersection dans le sens plus large des diverses manières dont les pratiques, discours, trajectoires se nouent et se croisent au sein des mouvements sociaux.
Nous accueillerons les communications portant sur les usages militants de l'intersectionnalité dans les mobilisations féministes et antiracistes, mais également dans d'autres mobilisations populaires. On s'intéressera aux mobilisations antiracistes qui se déploient en dehors de l'espace traditionnel des mobilisations collectives, ou à celles impliquant des personnes étrangères et exilées que les mouvements sociaux classiques ne parviennent pas à intégrer.
Plus largement, que font ces appropriations de l'intersectionnalité aux pratiques militantes, et que produisent-elles en retour sur les théories féministes et antiracistes ? Dans d'autres mobilisations, les acteurs et actrices peuvent-ils se préoccuper de la représentation des minoritaires et de ne pas reproduire les rapports sociaux en leur sein, sans nécessairement s'approprier le vocabulaire de l'intersectionnalité ? Comment les mouvements sociaux s'approprient-ils ou non les savoirs sur l'intersectionnalité? Qu'est-ce qui les amène ou non à en faire un principe d'action ? Ce principe influence-t-il les normes, les pratiques et les répertoire d'action militants ? Comment coexistent le souci d'articuler la lutte contre les différentes formes d'oppression et la tendance à les hiérarchiser ?
Depuis quelques années, on voit se multiplier, souvent au nom de l'intersectionnalité et de l'imbrication des rapports de domination, les appels à la "convergence des luttes". Comment et par qui l'articulation de différentes causes est-elle mise en pratique dans les mobilisations ? Les communications qui s'intéressent à la manière dont les revendications et les registres d'action se transforment, se combinent ou disparaissent au cours de la construction de la convergence seront les bienvenues. Mais la question des "intersections" renvoie également à une dimension essentielle de la pratique militante : l'importance du travail de liant, de connexion entre des collectifs, institutions et espaces divers qu'assurent certains acteurs des mouvements sociaux, en particulier (mais pas seulement) ceux qui occupent des positions de leadership en leur sein. Nous voudrions interroger ici les différentes formes, nuances et ambiguïtés de ces pratiques militantes à l'intersection, de ces diverses manières de "faire charnière", que la recherche anglo-saxonne associe tantôt aux termes de
bridging ("faire le pont" littéralement, donc favoriser la connexion entre groupes) et à celui de
brokerage ("faire l'intermédiaire" ou "médier", en s'assurant de ce fait un rôle décisif (Tarrow, Tilly, 2016).
Ces questionnements permettent à leur tour d'interroger une exigence récurrente des mouvements sociaux, qu'incarne en France le terme "convergence des luttes". Qu'est-ce qui permet ou non aux luttes de converger? Comment parviennent-elles ou non à dépasser les barrières sociales et catégorielles, ou à surmonter les contradictions entre les styles, les discours et les objectifs ou intérêts des différents acteurs et collectifs mobilisés? Comment réinscrire dans ce cadre la question de l'intersectionnalité, des prises de position qui la refusent et des limites auxquelles elle se heurte ?
- Circulations disciplinaires et méthodologiques :
Nous accueillerons enfin les communications qui se posent à la fois la question de la méthodologie de l'approche des circulations dans les mouvements sociaux (1), et, du côté des chercheurs/euses, celle des conditions nécessaires aux circulations entre les disciplines (2).
(1) Les approches en termes d'enquête de terrain se sont généralisées et diversifiées en matière de mobilisations, tout en impliquant, entre autres, les enjeux de la mobilité sur le (ou du) terrain, de la dimension spatiale de ce dernier, et de l'approche scalaire de celui-ci. Quels dispositifs méthodologiques mettre en œuvre pour saisir, dans leur matérialité, les circulations transnationales des mouvements sociaux ou des répertoires répressifs ? Quelles pratiques méthodologiques, éthiques et réflexives déployer pour saisir la reproduction de l'intersection des rapports sociaux dans les mobilisations ? Enfin, dans les cas de circulations disciplinaires et méthodologiques accomplies, quel peut-être l'apport spécifique de la sociologie (approches en termes de socialisation, par exemple), et quelles compétences peuvent revendiquer les sociologues en particulier en termes de techniques d'enquête ?
Remonter la piste des circulations et transferts des personnes, des répertoires ou des idées oblige souvent l'enquêteur/ice lui/elle-même à circuler, entre différents milieux militants, différents lieux de mobilisation, différents espaces institutionnels ou encore différents mondes sociaux. L'enquête peut alors prendre une tournure multi-site du fait de la nature mobile de son objet, ce qui engage de nombreux questionnements méthodologiques que nous souhaiterions aborder ici : comment suivre ces trajectoires et ancrages multiples ? Comment reconstituer les réseaux d'interconnaissance qui contribuent à ce qu'une mobilisation "prenne" ou à ce qu'un mode d'action se diffuse ? Comment étudier ensemble les interfaces matérielles et immatérielles (communication à distance, réseaux sociaux numériques, etc.) de ces circulations ? Ce dernier point pourrait faire l'objet d'analyses de la question des "cyber-militant.es", "hacktivistes", et autres formes de mobilisations dans lesquelles l'action militante en tant que telle se situe "en ligne", prises à travers (ou non) leur rapport à la question des “mobilisations de papier”. Par ailleurs, en fréquentant simultanément différents espaces, l'enquêteur/ice se trouve régulièrement en position d'intermédiaire entre différents groupes, ce qui peut créer un certain nombre de dilemmes pratiques : quelles informations garder pour soi ou faire circuler d'un groupe à l'autre, dans le monde de la recherche ? Que montrer et que dissimuler de sa participation à différents espaces ? A cela s’ajoutent encore d’autres obstacles à la circulation du/de la chercheur/euse parmi les sites et dimensions de son objet, notamment ” l’encliquage militant” (Buu-Sao, 2019).
(2) Dans un contexte d'appels fréquents à l'interdisciplinarité, nous accueillerons les propositions visant à montrer les modalités d'un véritable dialogue entre disciplines, notamment en interrogeant les manières dont les politiques de l'ESR et les moyens alloués à la recherche peuvent contraindre l'investigation des phénomènes circulatoires, la construction des "pôles disciplinaires" étant également à comprendre au vu de la matérialité de la recherche et de la possibilité ou non pour les chercheurs/euses de "faire carrière". Cet axe permet également de revenir sur la pluralité des méthodes et leurs différentes modalités de circulation, ainsi que la contrainte que constitue l’absence (ou le sous) financement dans la circulation du savoir.
Enfin, nous accueillerons les propositions qui s’intéresseront à la part qu’occupent les savoirs situés, en particulier des fractions racisées, dans la production des analyses et des questionnements des mouvements sociaux. Quelle est la place des approches décoloniales et post-coloniales dans l'économie générale des circulations savantes ? Le nécessaire travail de réflexivité peut en effet être étendu à ce qu'implique la position de chercheurs/euses multi-positionné.es sur des axes pluriels de domination, voire eux et elles-mêmes en position de déclassement ou d'ascension sociale, c'est-à-dire également de mobilité sociale (Prieur, 2015).
Par ailleurs, dans un contexte de mutation institutionnelle des universités, on observe de plus en plus, au sein de ces dernières, des circulations de financements et de projets de recherche venus d’autres acteurs (agences publiques, collectivités locales, mondes industriels…) : lorsque ces hybridations de financement concernent la sociologie des mobilisations, en quoi affectent-elles sa méthodologie, ses conditions de réalisation ainsi que ses catégories d’analyse ?
Modalités de soumission
Les propositions de communication, entre
2500 et 5000 signes, sont à déposer directement sur le
site du RT21 https://afs-socio.fr/rt/rt21/ (onglet : appels à communications) avant
le 31 janvier 2023.
La proposition devra comprendre : un titre, nom(s), prénom(s), rattachements institutionnels, l’axe qui correspond à l’appel, une bibliographie sélective, un courriel de contact
Nous encourageons des propositions fondées empiriquement, en particulier des communications critiques, celles qui portent sur des pays du sud global, et sommes ouverts à tous les niveaux ainsi qu'aux chercheurs/euses indépendant.es.
Bibliographie :
Codaccioni V.,
Justice d'exception. L'État face aux crimes politiques et terroristes, Paris, CNRS, 2015, 320 p.
Elalaoui C., 2022. « Lutter au quotidien »,
Temporalités. Revue de sciences sociales et humaines, 36. DOI :
https://doi.org/10.4000/temporalites.10577
Favarel-Garrigues G., Gayer L.,
Fiers de Punir. Le monde des justiciers hors-la-loi, Paris : Seuil, 2021, 352 p.
Fillieule O., Jobard F., 2020.
Politiques du désordre: la police des manifestations en France, Paris XIXe, Éditions du Seuil, 297 p.
Mische, A., 2008, Partisan Publics.
Communication and contention across brazilian youth activist networks, Princeton-Oxford, Princeton University Press.
Prieur C.,
Penser les lieux queers : entre domination, violence et bienveillance. Étude à la lumière des milieux parisiens et montréalais, Géographie. Université Paris-Sorbonne, 2015, 516 p.
Ripoll F., Veschambre V., 2006. « L’appropriation de l’espace : une problématique centrale pour la géographie sociale », p. 9.
Sommier I., 2010. « 5. Diffusion et circulation des mouvements sociaux », dans
Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte (Recherches), p. 101‑120.
Tarrow S., 1993. « Cycles of Collective Action: Between Moments of Madness and the Repertoire of Contention »,
Social Science History,
17, 2, p. 281‑307.
Tarrow S., Tilly C., 2006.
Contentious Politics, Oxford University Press, 288p.
Tilly C., 1986.
La France conteste: de 1600 à nos jours, Paris, Fayard (L’espace du politique), 622 p.