15 Nov AAC 10ème congrès de l’Association Française de Sociologie (4-7 juillet 2023)
Appel à communication du Réseau Thématique 3 « Normes, déviances et réactions sociales »
Lors du 10ème congrès de l’Association Française de Sociologie, dont le titre est « Intersections, circulations », le RT3 « Normes, déviances et réactions sociales » invite à interroger les processus de classement, de catégorisation, d’intersections, d’académisation et de scientifisation à la croisée des activités sociales ordinaires, de la production de l’ordre social, des modes de gouvernement ou encore des catégories analytiques produites par les sociologues eux-mêmes en interactions et/ou en confrontations avec d’autres disciplines et champs de réflexions et d’actions.
Axe 1 : Normes, déviances et réactions sociales à l’épreuve des logiques et des modes de circulation
Dans un premier temps, cet axe vise à interroger la dialectique existante entre la déviance, la délinquance et les logiques de circulation, ou, au contraire, de non-circulation. Il s’agit de questionner les manières dont ces logiques reconfigurent l’agir déviant, l’organisation des groupes et des communautés déviantes et délinquantes, ainsi que les modes de réactions sociales.
En quoi les populations considérées comme déviantes/délinquantes peuvent-elles faire l’objet de mesures de « mise en circulation » (mobilité forcée) ou d’« assignation à résidence » ? Nous pensons, par exemple, à la forme d’« errance immobile » de certains individus ou groupes de populations (par exemples : expulsions, maraudes, Centres de Rétention, etc.). Dans cette même perspective, il s’agit aussi de comprendre comment les mesures de circulation ou de non-circulation participent à la construction de la déviance et de la délinquance, c’est-à-dire à leur étiquetage en tant que relevant de l’une ou de l’autre (Becker, 1985).
Cet axe est également ouvert aux propositions qui interrogent selon quelles modalités les logiques de circulation ou de non-circulation reconfigurent la nature, l’organisation et le fonctionnement des groupes déviants et délinquants. Il s’agit, par exemple, de questionner les effets des mesures de coercition sur certaines conduites déviantes, comme la consommation ou la vente de produits stupéfiants. Ou encore, il est question d’analyser la manière dont les acteurs déviants circulent d’un pays, d’un secteur et/ou d’un espace à l’autre. Des communications portant sur les formes de criminalité impliquant souvent une dimension transnationale pourront également être proposées. Nous pensons, entre autre, aux criminalités numériques, aux réseaux transnationaux criminels, aux réseaux d’exploitation de l’immigration ou aux formes d’organisation qui s’inscrivent de facto dans la circulation spatiale.
Analyser les logiques de circulation ou de non-circulation de normes, valeurs, pratiques, personnes, informations, etc., renvoie également à interroger les modes de réactions sociales aux phénomènes de déviance et délinquance. De quelles manières ces logiques reconfigurent-elles la nature, les statuts, les habitus professionnels des acteurs de la réaction sociale ? Qui sont ces acteurs ? Quels sont leurs modes d’intervention ?
Dans un deuxième temps, cet axe est ouvert aux contributions qui s’intéressent aux processus de transformations de la déviance et de la délinquance ainsi que des modes de réaction sociale à ceux-ci.
Dans cette perspective, la question de la circulation des normes, valeurs et pratiques est centrale. Howard Becker, par exemple, rappelait que « quand les individus qui participent à des activités déviantes ont la possibilité d’entrer en interaction, ils sont portés à développer une culture constituée autour de problèmes qui découlent des différences entre leur définition de ce qu’ils font et la définition acceptée par les autres membres de la société » (Ibid., p. 105). Ainsi, comment les normes et les valeurs de groupes déviants et délinquants sont-elles créées, reproduites, contestées dans des espaces dont les frontières sont constamment remises en question ? Dans quelle mesure et selon quelles modalités les circulations de normes et valeurs entraînent-elles une transformation des savoirs/pratiques déviantes ? Cela rappelle les travaux classiques sur les subcultures déviantes et délinquantes (Whyte, 2002 ; Cohen 1955 ; Cloward et Ohlin, 1961 ; Becker, 1985 ; Mauger, 2006), mais aussi des études plus récentes sur les communautés de pratiques déviantes et délinquantes en ligne (par exemple, Corriveau, 2010 ; Holt et Copes, 2010 ; Décary-Hétu et al., 2014 ; Décary-Hétu et Aldrigde, 2015).
Cet axe est aussi ouvert aux contributions qui interrogent dans quelle mesure et selon quelles modalités les circulations de pratiques, idées, concepts, normes, technologies et dispositifs entraînent une transformation des réactions sociales. Ainsi, plusieurs questions se dessinent : quels sont les effets de ces logiques de circulation du point de vue des pratiques, des modèles de gestion, des échelles d’action ou encore des formes d’hybridation ? Selon quelles modalités et temporalités les logiques d’intersections et de circulations participent-elles à l’émergence de nouveaux acteurs et réseaux, de nouvelles formes d’agencement et de régulation des déviances et délinquances ? Quelles sont les limites des politiques publiques mettant en circulation ou interdisant la circulation des publics considérés comme déviants ? Quels sont les enjeux liés à la diffusion de dispositifs visant à surveiller la circulation de personnes et informations ?
Dans un troisième temps, les contributions pourront également traiter de la circulation ou de la non-circulation dans les espaces des populations perçues et/ou construites/ étiquetées comme déviantes. Ainsi plusieurs interrogations pourront être mises en lumière : qui est perçu comme étant légitime à circuler dans un espace donné et quels acteurs ne le sont pas ? Comment s’opèrent la régulation, le contrôle social de la circulation et par quels types d’acteurs, institutionnels ou informels ? Par quelles stratégies les individus empêchés de circuler tentent-ils de dépasser cette situation (par exemple : quelles stratégies individuelles, actions collectives, etc.) ? En somme, comment négocient-ils leur place (et les normes) pour pouvoir circuler librement ?
On pourra également ici interroger les lieux en eux-mêmes, à savoir par exemple, s’il existe encore des espaces interdits de circulation (au niveau macro, mezzo, micro) et ce, malgré la mondialisation qui prône une ouverture des frontières et la libre-circulation. Ces lieux sont-ils transgressés et si oui, comment s’opère la transgression ? Peut-on identifier de nouvelles manières « non-conformistes » de circuler ? Hormis les régulations déterminant les populations libres de circuler dans les espaces, les contributions pourront aussi traiter des situations qui provoquent la non-circulation : dans quels cas les individus font-ils face à une « circulation limitée », et notamment lorsque les espaces sont construits selon des normes inadaptées à tous les publics (par exemples : les personnes en situation de handicap, les individus à mobilité réduite, etc.) ? Le stigmate (Goffman, 1985) ou le handicap (Hamonet, 2022) donnent-ils lieu à de nouvelles manières de circuler ou engendrent-ils un évitement de certains endroits, contraignant ainsi les individus à la non-circulation ? Ces blocages font-ils naître de nouvelles formes d’adaptation ou entraînent-ils de nouvelles normes ?
Il sera tout aussi possible de proposer des communications relatives à la réaction sociale aux circulations (et la visibilité) de populations perçues et construites comme déviantes. Dans quelle mesure les comportements déviants et leurs régulations définissent et redéfinissent les frontières ainsi que les limites entre les espaces publics et privés, entre le local, le national et l’international, etc. ? La circulation et la non-circulation interinstitutionnelle peuvent aussi être interrogées au regard des parcours et trajectoires d’individus qui gravitent entre différentes « institutions totales » (prison, hôpital psychiatrique, centre de rétention, centre d’hébergement, etc.). De quelle manière l’occupation de ces institutions tend à inscrire des individus dans des carrières déviantes ? Ici, les institutions et les professionnels qui y interviennent peuvent être pensées sous l’angle de la permanence ou de la reconfiguration des modes de réaction sociale.
À l’échelle territoriale, le rapport entre déviance et (non)circulation peut être interrogé au regard de la diffusion des « modèles » de réponse à la déviance. Observe-t-on une circulation de ces « modèles » à l’échelle locale, nationale, internationale et transnationale ? Comment certaines pratiques des « mouvements », organisations, collectifs, etc., considérés ou se revendiquant comme déviants (ZAD, collectifs de désobéissance civile, etc.) se diffusent-elles ? Cet axe est aussi ouvert aux contributions qui s’intéressent à la définition progressive d’un espace de contrôle et de régulation sociale supranational des phénomènes déviants et délinquants ; mais aussi à la structuration de nouvelles administrations supranationales. Dans cette perspective, il s’agit par exemple d’interroger les relations interétatiques en matière de gestion de la criminalité, les difficultés de coopération policière, le fonctionnement des organismes de réponse transnationale à la délinquance (Europol, Interpol, Frontex, etc.), ou encore les institutions pénales et la justice internationale.
Axe 2 : Normes, déviances et réactions sociales : quels rapports sociaux et interactions/intersections[1] ?
Le deuxième axe de cet appel à communication propose d’interroger l’interaction/intersection/intersectionnalité des rapports sociaux au prisme des normes, des déviances et des réactions sociales.
À propos de l’interaction/intersection des rapports sociaux, l’analyse des normes constitue toujours une affaire de comportements, de représentations et de sanctions plus ou moins formelles (Robert, 2005). Autrement dit, la sociologie de la déviance est confrontée aux questions de socialisations et d’apprentissages (Sutherland et Cressey, 1978 ; Becker, 1985), mais aussi aux interactions mettant en jeu transgressions et contrôle social. Une première approche des interactions/intersections peut donc concerner ce qui, dans le croisement de différentes socialisations et apprentissages, participe à (re)produire les transgressions ainsi que les représentations qui en émergent. Un exemple parlant concerne la figure du jeune homme de classe populaire, très présente médiatiquement pour parler de délinquance (Mohammed et Mucchielli, 2007) mais aussi surreprésentée parmi les détenus en France (Alcon-Lignereux et Kensey, 2020). Dans ce cadre, comment les croisements entre masculinités, classes populaires et jeunesses peuvent expliquer sociologiquement les déviances, tant du point de vue des pratiques mises en cause que des réactions qu’elles suscitent ? De même, si les rapports sociaux de « race » participent à construire les déviances, comment s’imbriquent-ils aux positions économiques et aux rapports sociaux de genre et de sexe ? Enfin, de quelles façons ces intersections/interactions classiques et les images qu’elles cristallisent viennent invisibiliser certaines populations tout aussi déviantes que cachées, comme les femmes dealeuses insérées (Germes et al., 2022) ou encore les personnes délinquantes en col blanc (Lascoumes et Nagels, 2014) ? Dans ce prisme, comment, à l’aune des différentes catégories sociales, la sociologie peut-elle déconstruire les imaginaires sociaux sur la déviance et la délinquance ? Alors même qu’elle expose les populations déviantes et leurs pratiques aux yeux des individus du contrôle social, dans quelle mesure la sociologie de la déviance peut-elle contribuer à la prise en charge moins inégalitaire des publics à l’intérieur et à la marge des institutions de régulation ? Cette perspective amène à questionner les trajectoires individuelles ou collectives en retraçant précisément comment différentes socialisations ont pu façonner ou non les normes et les déviances dans des mondes sociaux hétérogènes.
Du point de vue de la sociologie de la déviance, aborder l’intersectionnalité consiste à regarder le contrôle social et sa relation avec la (re)production d’inégalités au sein de différents groupes sociaux et culturels. En France comme à l’étranger, la chaîne pénale a ses « clientèles », et celles-ci montrent un cumul de désavantages sociaux (Gautron et Retière, 2016) que les sanctions à la fois dévoilent et exacerbent. En quoi ce cumul, qui ne peut se résumer à une somme de désavantages, produit-il des formes spécifiques de marginalisation ou de stigmatisation qui ne sont pas réductibles à un type d’inégalité (de classe, de sexe, de genre, de « race », etc.) ? Enfin, en prenant au sérieux la diversité des trajectoires et des expériences du côté des transgressions comme du côté des sanctions, on peut interroger les réductionnismes concernant les personnes délinquantes comme celles de la régulation sociale. Ainsi, comment ces individus, pris dans des rapports de domination à différentes échelles, questionnent, voire renversent, des logiques normatives auxquelles ils sont soumis ? Le propre de l’explication en sciences sociales étant de ne pas se satisfaire de la réduction à un facteur unique (Olivier de Sardan, 1996), les communications attendues pourront problématiser tant les interactions/intersections entre les rapports sociaux, que les apports et les limites de l’analyse intersectionnelle dans les études de la déviance et des problématiques qui en découlent.
Axe 3 : Sociologie, criminologie et travail social : interactions et intersections (pluridisciplinaires/interdisciplinaires) heureuses et/ou malheureuses ?
En sociologie, même s’il existe différents courants qui privilégient pour les uns, une « sociologie du système » (fonctionnalisme, structuralisme) s’intéressant d’abord à la connaissance des systèmes sociaux, de leurs fonctions, de leur degré d’intégration et de leur capacité à s’adapter au changement et pour les autres, une « sociologie de l’acteur » (interactionnisme symbolique, ethnométhodologie, sociologie de l’action) s’attachant surtout aux significations des conduites des acteurs (individus ou groupes) engagés dans des rapports sociaux, depuis le temps des fondateurs de la sociologie (Durkheim, 1894 ; Weber, 1919), la démarche sociologique fait aujourd’hui consensus parmi les sociologues pour décrire ce que représente le projet scientifique de cette discipline (Paugam, 2012). En tant que branche des sciences sociales qui ont en particulier l’Homme pour objet d’étude (Calhoun et Wieviorka, 2015), la sociologie a effectivement un projet scientifique propre : comprendre et expliquer scientifiquement la réalité sociale. Avec des méthodes de recherche (qualitative et/ou quantitative) spécifiques : des questionnaires, des entretiens, des observations, etc., comme l’écrit Bernard Lahire, la sociologie « décrit et analyse nombre d’univers sociaux, du monde des ouvriers à celui de la grande bourgeoisie, pénètre dans les coulisses d’une multitude de métiers ou d’activités, étudie des pratiques variées, des plus légitimes aux moins légitimes ainsi que toutes sortes de situations vécues comme problématiques » (Lahire, 2016, p. 86). Ainsi, au-delà des idées reçues soulignant que c’est le hasard, le destin ou la nature qui ont amené au développement d’un phénomène nouveau ou d’un comportement individuel et collectif (choix d’une filière scolaire et professionnelle, d’un conjoint, préférence musicale, etc.), « la sociologie permet de reprendre le pouvoir sur une réalité qui s’impose comme une évidence » (Ibid., p. 90). Dans le cas de la sociologie de la déviance, celle-ci « montre que les conduites délinquantes sont produites par des contextes et des « forces » sociales bien plus que par le caractère « pervers » de leurs auteurs » (Dubet, 2011, p. 74). Néanmoins, aujourd’hui, en confrontation, interaction, voire en concurrence avec la sociologie, plusieurs champs professionnels concernés par les phénomènes de déviances et de délinquances, en particulier la criminologie et le travail social, souhaitent se construire et se faire reconnaître en tant que disciplines « scientifiques » et/ou « académiques » au même titre que la sociologie.
La criminologie (du mot latin crimen, crime et du mot grec logos) peut se définir comme l’étude pluridisciplinaire du « phénomène criminel ». Elle prend appui sur les sciences humaines (psychologie, sociologie, droit, etc.) pour connaître les délits, les délinquants, les victimes, la criminalité et les réactions sociales face au crime (Mucchielli, 1994). En apparence, sociologie et criminologie semblent étroitement liées. Emile Durkheim (2022) s’est beaucoup intéressé au crime et à son impact sur la société. Dans une logique d’interdisciplinarité, la criminologie offrirait une ouverture à la sociologie en intégrant le droit, la psychologie, la médecine, voire dans certains cas des disciplines relevant des sciences dures. Pourtant, si au Royaume-Uni, en Belgique ou au Canada, la criminologie est reconnue en tant que discipline par l’Université, en France les tentatives pour faire de même ont échoué. La criminologie reste pour l’essentiel une sous-discipline du droit ou de la psychologie. En effet, pluridisciplinaire, la criminologie souffre encore aujourd’hui d’une histoire associée à la « criminalo-biologie » et d’une posture hyper-fonctionnaliste au service des acteurs de la sécurité (Cusson, 1983 ; 1998). Dans la pratique, la criminologie a surtout l’ambition de faire de la prospective. Ainsi, si l’on laisse de côté la dimension politique, idéologique, ou opportuniste (création de postes) qui a entouré des débats sulfureux en France durant l’année 2012 et que l’on se recentre sur les questions scientifiques que génèrent la confrontation entre sociologie et criminologie, renvoyant en grande partie à des débats anciens, comme ceux opposant Gabriel Tarde à Cesare Lombroso à la fin du XIXème siècle, il apparaît que même si l’objectif de la criminologie varie d’un pays à l’autre, il se détache souvent l’idée d’une « science » et/ou d’une « discipline » qui poursuit un objectif précis : la lutte contre la délinquance. Dans cette optique, pour les criminologues qui considèrent que la délinquance varie en raison inverse de l’intégration des individus aux groupes sociaux, il s’agit d’aider la société à imposer son emprise sur ses membres, en les amenant à se soumettre aux règles du droit et de la morale. Pour cela, les criminologues pensent intéressant de combiner des « contrôles sociaux informels » (interventions et sanctions grâce auxquelles les membres des réseaux et les groupes de proximité s’encouragent mutuellement à se conformer aux règles du jeu social), de la « prévention situationnelle » (mesures non-pénales ayant pour but d’empêcher le passage à l’acte en modifiant les circonstances particulières dans lesquelles des délits sont commis ou pourraient l’être. Par exemple, la surveillance, les obstacles physiques tels les clôtures, portes blindées, etc., les contrôles d’accès, le détournement des délinquants de leurs cibles) et enfin la « sanction pénale » (arrestations, poursuites judiciaires, condamnations, punitions). Pour les criminologues, il s’agit de restaurer un équilibre, celui des attentes, des normes et des valeurs entre la société normative et les individus jugés déviants. Par conséquent, l’instauration ou la restauration de la contrainte sociale est considérée comme un gage de succès contre les actes déviants, qu’ils soient anomiques ou d’une autre nature. Avant tout, il s’agit de maintenir une pression à la conformité.
Le travail social professionnel, quant à lui, est d’abord un choix de société. Il est le fruit d’une volonté politique cherchant à réguler et combattre les inégalités. Comme l’écrit Robert Castel, « ʺLe socialʺ va être cet ensemble de dispositifs, assistanciels et assurantiels, constitués d’une manière volontariste, pour maintenir et surtout pour rétablir une certaine solidarité entre les différents membres et groupes au sein de la société moderne, principalement en direction des plus défavorisés d’entre eux, ceux qu’un auteur du XIXème siècle appelle ʺles blessés de la civilisationʺ » (Castel, 1989, p. 173). Cette volonté politique prend alors la forme d’un ensemble d’activités sociales conduites par des personnes qualifiées (assistants sociaux, éducateurs spécialisés, éducateurs techniques, conseillers en économie sociale et familiale, etc.) combinant des compétences professionnelles (connaissances, rigueur, efficacité, responsabilité, créativité, etc.) avec des valeurs humaines (respect de l’individu considéré comme un acteur capable de transformation), démocratiques et républicaines (croyance en des actions de solidarité et de justice sociale comme facteurs de changement social). Dans la pratique, entre contrôle, pacification et émancipation (Boucher, 2004, les travailleurs sociaux agissent dans le cadre d’une mission autorisée et/ou prévue par la loi, au sein de structures publiques ou associatives, en faveur de personnes ou de groupes vivant des difficultés, afin de contribuer avec eux à la résolution de leurs problèmes. Aujourd’hui, en France le travail social bénéficie même d’une définition intégrée dans le Code de l’Action Sociale et des Familles (art. D. 142-1-1).
Ainsi, le travail social et la sociologie n’ont pas la même finalité. D’un côté, la sociologie a d’abord pour vocation de produire des connaissances et de permettre à la société de se penser elle-même. Alain Touraine souligne que « la sociologie n’existe qu’à partir du moment où les sociétés ne sont plus situées par rapport à un ordre qui leur est extérieur mais saisies dans leur historicité, dans leur capacité de se produire » (Touraine, 1974, p. 15). De l’autre, le travail social vise avant tout à combattre et réduire les inégalités (Boucher, 2020), pour autant, une partie des acteurs du champ social revendiquent l’existence d’une « recherche en travail social » spécifique, voire d’une « science du travail social » en capacité d’analyser et d’agir sur les phénomènes de déviance et de contrôle social entendu (Robert, 2000) comme l’ensemble de mécanismes et processus rendant possible l’ordre social à partir de deux postures principales : le contrôle social prévient la déviance (socialisation) ; le contrôle social réagit et constitue la déviance (réaction sociale).
Dans ce contexte, dans cet axe, à partir de travaux de recherche et/ou d’expériences collaboratives singulières entre sociologues, criminologues et acteurs du champ social, politique, militant, associatif, administratif, économique, il s’agit de se demander si, en comparaison au projet sociologique, la criminologie et le travail social sont des disciplines « scientifiques » et/ou « académiques » en devenir, pouvant pleinement s’inscrire dans la branche des sciences sociales, c’est-à-dire en capacité d’interagir (objets d’études, concepts, méthodes, etc.) avec la sociologie de la déviance dans un intérêt réciproque pour renouveler l’étude critique des phénomènes de déviance, de délinquance et de contrôle social ; ou au contraire, elles sont des tentatives de contournement de l’exigence sociologique de la part de « promoteurs de morale » construisant des « alter-sciences » au service de l’ordre social plutôt que de la compréhension des rapports sociaux producteurs des normes, déviances et réactions sociales ? En effet, alors que le projet sociologique est une activité critique qui dérange parce qu’« elle met à nu le travail réel des sociétés » (Dubet, op. cit., p. 75) et qu’elle bouscule la production des ordres établis, les logiques d’académisation et de « scientifisation » de la criminologie et du travail social ne peuvent-elles pas apparaître comme des formes d’alternatives politiques au projet sociologique naturellement critique vis-à-vis des processus et phénomènes sociaux « latents » et « manifestes » (Merton, 1997) producteurs de logiques du contrôle social se situant entre la socialisation et la réaction sociale à la déviance ? Plus généralement, peut-on définir une discipline scientifique par son objet plus que par ses paradigmes ou ses méthodes ?
Bibliographie des références citées
Alcon-Lignereux, L. et Kensey, A. (2020). « 4 500 détenus de plus en 5 ans. 2015-2020 : analyse statistique de l’évolution de la population carcérale », Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques, N°50
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Boucher, M. (2020). « Chapitre 5. Sciences et pratiques de l’intervention sociale : les enjeux de la recherche sur et dans le travail social », Alix Jean-Sébastien, Autès Michel, Marlière Éric, Le travail social en quête de légitimité, Paris, Presses de l’EHESP, pp. 113-130
Castel, R. (1989). « De l’intégration sociale à l’éclatement du social : l’émergence, l’apogée et le départ à la retraite du contrôle social », in Didier Le Gall Didier, Claude Martin, Marc-Henry Soulet (dir.)., L’éclatement du social. Crise de l’objet, crise des savoirs ?, Document reprographié, Université de Caen (Centre de recherche sur le travail social)
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Cloward, R.A. et Ohlin L. E. (1961). Delinquency and opportunity. A theory of delinquent gangs, London, Routledge et Kegan Paul
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Modalités de soumission
Les communications d’une longueur de 3000 signes maximum (espaces compris), devront être, d’une part, proposées sur le site de l’AFS dans la rubrique du congrès qui correspond aux propositions de communications des RT et d’autre part, envoyées à cette adresse : rt3@irtsnormandie.ids.fr, au tard le 17 février 2023.
Ces propositions préciseront l’axe de l’appel à communication concerné, comporteront un titre précis. Elles préciseront l’objet de la recherche, de l’expérience collaborative, la problématique, les terrains d’enquête et les méthodes mobilisées ainsi que les principaux résultats qui seront présentés (y compris lorsqu’ils sont encore à l’état provisoire).
Les auteurs indiqueront dans leur proposition une adresse électronique à laquelle ils peuvent être contactés.
Les avis du comité de sélection leur seront transmis d’ici le 29 mars 2023.
Comité scientifique : Christelle ACHARD, Mohamed BELQASMI, Thibaut BESOZZI, Manuel BOUCHER, François BRASDEFER, Julie COSTA, Laura DELCOURT, Julie Alev DILMAC, Lucile FRANZ, Giorgia MACILOTTI, Éric MARLIERE, Christian MOUHANNA, Régis PIERRET, Isabelle RAFFESTIN.
[1] Dans cet axe, à la suite d’une discussion au sein du Réseau Thématique 3 « Normes, déviances et réactions sociales », il a été décidé d’utiliser l’écriture inclusive compte tenu de la notion d’intersectionnalité.