En octobre 2024, la plateforme suédoise Spotify annonce son entrée sur le marché du livre audio : 15 000 références sont désormais disponibles en français dans son catalogue, moyennant des accords avec des maisons d’édition. Si les livres audio ne représentent encore qu’une part marginale de l’offre éditoriale en France (2 % environ), cela témoigne de l’essor éclatant de ce secteur dans les dernières années, essor inachevé si l’on considère les exemples allemands, scandinaves ou britanniques. La multiplication des titres publiés, des acteur·rices de production et de diffusion, mais aussi des publics touchés [SNE, 2023, Rubery, 2016] dément certains diagnostics sociologiques répétés quant aux pratiques de lecture. Les enquêtes existantes attestent en effet les unes après les autres la féminisation et la diminution de long terme du nombre de lecteur·rices visuel·les, en particulier assidu·es, alors que l’audiolectorat augmente, en particulier chez les jeunes, les hommes semblant au moins aussi nombreux que les femmes en son sein [SNE, 2023]. Au-delà de ces indicateurs quantitatifs, comment les modalités de réception du livre audio, replacées dans leur environnement social et spatial et dans leur matérialité très liée au numérique (qui soutient la croissance des consommations), s’imbriquent-elles (ou non) dans les rapports sociaux de classe et de sexe ?
Si les possibilités d’émancipation vis-à-vis de l’ordre social qu’offrent les lectures par les yeux ont déjà été amplement explorées [Radway, 1984 ; Albenga, 2017], les spécificités des réceptions de ces lectures par les oreilles restent à analyser, notamment en contexte numérique, entre optimisation d’activités cumulées et découvertes culturelles inédites en régime d’abondance [Gilliotte, 2022]. Cette proposition de communication s’appuie sur une enquête en cours sur la production et la réception des livres audio, déployée depuis un cadre pédagogique. Une cinquantaine d’auditeur·rices, d’âges et de profils sociaux variés, ont ainsi été interrogé·es par trois promotions d’étudiant·es inscrit·es en master d’études culturelles (20 entretiens semi-directifs ont été menés en 2021-2022, 25 en 2023-2024 et une quinzaine en 2024-2025).
Relus en prêtant systématiquement attention aux contextes d’écoute, ces entretiens font ressortir des clivages forts liés aux inégalités sociales dans les usages des livres. Mais de même que la découverte de ce support intensifie des formes de rentabilisation du temps par certains membres des catégories sociales favorisées, il peut aussi ramener à la lecture, et parfois de titres légitimes, des individus peu dotés en capital culturel et scolaire, et favoriser des prises de conscience émancipatrices, notamment féministes. On en produira une analyse en deux temps, qu’on illustrera par le recours privilégié aux portraits de deux adeptes de classe moyenne caractérisés par l’intensité de leurs lectures auditives : Rose, estimant que le livre audio « a changé sa vie », notamment professionnelle (cf. le titre de cette communication, sur lequel on reviendra de manière critique), et Pierre qui écoute nombre de livres audio en pratiquant les jeux vidéos. Dans un premier temps, nous montrerons que les ressources économiques et les compétences culturelles et numériques différenciées de tels individus déterminent assez largement leurs choix de supports d’écoute, entre livres audio sous forme physique (CD) ou dématérialisée, offre professionnelle jugée de bonne qualité ou au contraire amatrice, gratuite (parfois illégale) ou payante, avec ou sans publicités, restreinte ou « illimitée ». Le mode d’accès aux livres audio conditionne en partie la fréquence et l’intensité des consommations, ce qui s’articule avec la nature plus ou moins légitime des titres écoutés. Dans un second temps, nous nous pencherons sur la variété genrée des contextes de consommation des livres audio, entre multi-activité et pratique exclusive, sociabilités collectives ou écoute individuelle (dominante). De fait, l’écoute de livres se prête facilement à la réalisation d’autres pratiques, extérieures (transports, sport) ou à domicile (tâches ménagères, activités créatives ou ludiques), les modalités de ces cumuls étant marquées par les appartenances de classe et de genre. Le recours au support audio « pour gagner du temps » est ainsi particulièrement cité par les femmes, par exemple en parallèle de la cuisine ou du ménage, dans les interstices d’emplois du temps soumis à une double charge de travail. Chez les auditrices, plus nombreuses à échanger ou transmettre autour de telles pratiques culturelles, l’écoute de livres peut également être exclusive, « un temps pour soi » [Radway, 1984] propice à l’apprentissage ou à la détente, avant de s’endormir par exemple. A contrario, l’écoute de livre audio accompagnant des activités ludiques ressort comme plus masculine, et des activités créatives comme le dessin et la peinture, plus mixte.
À travers une étude comparative entre l’Orchestre Symphonique de l’État de Sao Paulo (Osesp) et le Jazz Sinfônica Brasil, cette communication interroge les inégalités de ressources entre deux formations initialement similaires. Partant du constat d’une disparité croissante depuis 1997, notre analyse explore comment les agents issus du champ politique et économique mobilisent leurs capitaux respectifs pour façonner les conditions matérielles de production artistique. Ils intègrent des stratégies économiques adaptées au New Public Management et construisent les réseaux politiques qui légitiment l’Osesp, tandis que le Jazz Sinfônica demeure dans une situation institutionnelle instable. Fondée sur une enquête ethnographique de quarante entretiens et deux séjours de recherche au Brésil, cette étude propose de discuter de la notion d’autonomie relative, en analysant ses apports et ses limites dans un champ où l’hétéronomie à l’égard du champ du pouvoir accroît l’autonomie de production artistique. Mots-clés : orchestre symphonique ; New Public Management ; organisations sociales ; autonomie relative ; champ du pouvoir
Garance Bressaud [garance.bressaud@gmail.com]
Doctorante en Arts et langages – Musique, histoire, société au CRAL à l’EHESS
ATER en Musiques populaires modernes et humanités musicologiques à l’AMU
Axe : 3 — Inégalités dans les environnements professionnels du travail artistique
Titre : Faire du rap « de chambre » : comment les pratiques numériques recomposent-elles l’espace social du rap amateur ?
Dès 2007, l’analyse par Karim Hammou d’un cas atypique (Hammou, 2007) mettait à jour par contraste les caractéristiques générales de l’initiation au rap. En 2014, Sylvain Guillard s’intéressait au dispositif de l’open-mic, accessible sur simple inscription, comme à l’« une des portes d’entrée dans la scène rap ». Certaines évolutions liées à la récente « numérimorphose » de la production musicale, notamment par le biais des plates-formes et réseaux sociaux, en plus de sa diffusion médiatique (Hammou et Sonnette-Manouguian, 2022), ont déjà pu être appréhendées dans le cas du rap. Paco Garcia a pu souligner le paradoxe de la permanence et des variations de la valeur d’« indépendance » dans ce contexte d’« externalisation » (Garcia, 2021). Keyvan Djavadzadeh a bien décrit l’usage des réseaux sociaux fait par les rappeuses afin de contourner les obstacles des intermédiaires (Djavadzadeh, 2020). L’impact de cette numérisation des pratiques n’a néanmoins pas encore été étudiée en tant que telle dans le cas du rap spécifiquement amateur. En s’inscrivant dans l’axe 3 : « Inégalités dans les environnements professionnels du travail artistique », on se demandera alors comment les pratiques numériques recomposent l’espace social du rap amateur, étant donné que celui-ci se trouve en conséquence en apparence moins séparé que jamais de la sphère professionnalisée.
La communication s’appuiera sur les résultats de mon enquête de thèse à l’EHESS sur les performances de soi dans le rap amateur qui interrogent la dimension numérique de la pratique. Quinze entretiens semi-directifs avec différents animateurs spécialisés des mondes du rap amateur ont été réalisés : responsables de l’accompagnement dans des centres socio-culturels, programmateurs de salle « développant » des amateurs, organisateurs d’opens-mics et de tremplins, fondateurs de structures dédiées, coachs et animateurs... 300 réponses de rappeurs amateurs à un questionnaire en ligne ont été recueillies. Celui-ci collectait au préalable les déterminants sociaux standards des rappeurs amateurs ainsi que leurs pratiques culturelles parmi lesquelles l’écoute de rap. Il interrogeait la pratique du rap amateur dans ses aspects concrets : investissement, cadre matériel de la pratique et attentes vis-à-vis de celle-ci. L’enquête a enfin permis de constituer un corpus d’une centaine de morceaux de rap amateur (à partir du premier morceau du dernier album des rappeurs l’ayant partagé, compris comme une forme de « présentation artistique de soi »), dont pourront être extraits des éléments à des fins d’illustration.
On présentera les conclusions suivantes en les étayant de faits. D’un point de vue artistique, tout en demeurant particulièrement accessible, la production numérique introduit des innovations musicales, vocales et poétiques. D’un point de vue socio-professionnel : elle intègre de nouvelles activités « para-artistiques », notamment promotionnelles, à la pratique artistique amateur. En se passant de l’intermédiation traditionnelle des industries culturelles tout en nécessitant d’autres intermédiations (technologiques, algorithmiques), elle recompose certaines inégalités sociales à l’œuvre, notamment par rapport à la centralisation des scènes culturelles ou au genre. Les scènes numériques n’ont pas remplacé les opens-mics. Les deux espaces continuent d’être investis, de manières différenciées. Les rappeurs amateurs peuvent privilégier l’un ou l’autre, selon leurs ressources financières et sociales, selon les usages spécifiques qu'ils en font, voire selon les périodes. Là où les réseaux sociaux pouvaient souligner la participation à des événements "live", ceux-ci peuvent désormais être l’occasion de signaler son existence virtuelle. Le désir de sociabilité associée qui n'est plus toujours à l'origine de la pratique du rap amateur est souvent relevée. On peut également remarquer que certains rappeurs amateurs trouvent dans l’organisation d’événements en lien avec le rap une voie de professionnalisation ou du moins de formation professionnalisante aux métiers de l’événementiel ainsi que de la communication. Le motif de la "chambre-studio" est régulièrement travaillé dans les morceaux de rap, afin de thématiser la production numérique de rap et son esthétique.
Mots-clés : Rap – Amateurisme – Numérique – Auto-production - Intermédiation
- Karim Hammou et Marie Sonnette-Manouguian, 40 ans de musiques hip-hop en France, Ministère de la Culture - DEPS, 2022.
- Paco Garcia, « L’indépendance est morte, vive l’indépendance : entre contraintes matérielles et enjeux symboliques : une analyse de l’évolution de ‘’l’indépendance’’ dans le rap en France », Les enjeux de l’information et de la communication, n°22/1, 2021, p.19-34.
- Keivan Djavadzadeh, « Les réseaux socionumériques ont-ils changé les règles du jeu pour les rappeuses ? », Réseaux, n°223/5, 2020, p. 157-187.
- Séverin Guillard, « "To be in the place" : les open mics comme espaces de légitimation artistique pour les scènes rap à Paris et Atlanta », Belgeo, n°3, 2014, en ligne.
- Karim Hammou, « Rapper en amateur : une mise à l’épreuve atypique autour d’une association des Quartiers Nord de Marseille », ethnographiques.org, n°12, 2007, en ligne.