Sylvie Mesure (1959-2022)

Sylvie Mesure (1959-2022)

Sylvie Mesure nous a quitté-e-s le 14 avril 2022. L’AFS adresse toutes ses condoléances à ses proches et à ses collègues, et relaie ici un texte d’hommage rédigé par Serge Paugam et publié dans la revue Sociologie, dont elle était membre du comité de rédaction :

« Le comité de rédaction de Sociologie vient de perdre l’une de ses membres. Sylvie Mesure s’est éteinte le jeudi 14 avril 2022 à l’âge de 62 ans. Elle était membre de ce comité depuis la création de la revue en 2010 après avoir œuvré pour faire aboutir ce projet qui lui tenait à cœur. Sa rigueur intellectuelle, son tempérament de combattante pour une sociologie ouverte sur ses frontières, sa vivacité et sa profonde connaissance de la philosophie et des sciences humaines nous manqueront. Nous perdons aussi une amie qui nous était chère et je tiens, au nom du comité, à lui rendre hommage.

Après des études de philosophie, Sylvie Mesure a soutenu sa thèse de doctorat de sociologie à l’université de Paris-Sorbonne en 1988 sous la direction de Raymond Boudon sur Dilthey et la fondation des sciences historiques (qui sera publié en 1990 dans la collection « Sociologies » aux Puf). Je l’avais rencontrée quelques années auparavant quand elle préparait la nouvelle édition critique des deux thèses de Raymond, Aron Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de l’objectivité historique, parue chez Gallimard en 1986 dans la « Bibliothèque des sciences humaines » et La philosophie critique de l’histoire. Essai sur une théorie allemande de l’histoire, parue chez Julliard un an plus tard. Elle venait de publier, à l’âge de 25 ans, un livre issu de son mémoire de maîtrise de philosophie (sous la direction de Raymond Boudon) intitulé Raymond Aron et la Raison historique dans la collection « problèmes et controverses » de la célèbre Librairie philosophique J. Vrin. Étudiant en sociologie à l’Ehess, j’étais impressionné par son érudition et sa connaissance précise non seulement de l’œuvre d’Aron – que je commençais à découvrir avec beaucoup d’intérêt –, mais, de façon plus générale, de la philosophie et de la sociologie allemande. Bien que nos objets de recherches fussent très éloignés, nous étions réunis par le même goût et la même passion pour la théorie sociologique et le dialogue avec la philosophie dans une perspective critique inspirée d’Aron. Pendant ses années de thèse, elle été allocataire de recherche de l’Université de Paris-Sorbonne puis boursière de la Fondation allemande Thyssen.

Le lien entre son premier livre sur Raymond Aron et sa thèse de doctorat sur WilhelmDilthey est logique, puisque Aron s’est fortement inspiré lui-même de la critique de la raison historique de Dilthey lui consacrant un chapitre entier dans sa Philosophie critique de l’histoire aux côtés de Rickert, de Simmel et de Weber. Sylvie Mesure reprend avec minutie dans sa thèse le cheminement intellectuel de Dilthey qui le conduit à mettre en doute la posture positiviste de l’historien, au nom de la naïveté de tout effort pour reconstituer le passé tel qu’il a été en réalité, mais sans tomber pour autant dans un relativisme absolu qui conduirait à annuler toute idée de vérité. En suivant, pas à pas, Dilthey dans son renoncement à l’idéal positiviste et son refus de basculer dans le subjectivisme, Sylvie Mesure s’emploie à dégager la voie originale tracée par ce sociologue allemand pour fonder les sciences de l’esprit, ce qui ne l’empêche pas d’en évaluer, à l’instar d’Aron, les limites de son raisonnement, les apories auxquelles cette tradition critique risque d’exposer, ainsi que les débats que cette approche a suscités dans la sociologie allemande. Le caractère imposant de cette thèse lui vaut les félicitations de son jury de thèse et la reconnaissance immédiate des spécialistes de l’histoire de la sociologie. Elle devient alors directrice scientifique de 1988 à 2002 de l’édition française des œuvres de Wilhelm Dilthey (en cinq volumes) aux éditions du Cerf. Elle est recrutée comme chargée de recherche au CNRS en 1989 – la même année que moi – et rejoint le Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (GEMASS), laboratoire de Raymond Boudon, où elle effectuera toute sa carrière.

Les années qui suivirent furent pour elle très intenses intellectuellement. Outre son travail d’édition des œuvres de Dilthey, elle mena parallèlement un travail de réflexion sur le sens et la rationalité des valeurs qui aboutit tout d’abord à un ouvrage publié en 1996, en collaboration avec le philosophe Alain Renaut, sous le titre La Guerre des Dieux. Essai sur la querelle des valeurs aux Éditions Grassetdans la collection « Le collège de philosophie ». Ce livre part du constat qu’il n’existe plus dans les sociétés contemporaines d’autorité traditionnelle susceptible d’émettre des jugements acceptables par tous et pose la question à la fois sociologique et philosophique du lien social : comment « vivre ensemble » dans un monde où s’affrontent des subjectivités irréductibles ? Toujours en collaboration avec Alain Renaut, elle publia ensuite en 1999 aux Éditions Aubier-Flammarion un ouvrage intitulé, Alter Ego, les paradoxes de l’identité démocratique qui discute de la problématique contemporaine de l’identité comme dépassement de l’opposition entre l’universalisme des Lumières et la sacralisation romantique de la différence. Les deux auteurs défendent l’idée que l’approfondissement des droits individuels n’est aujourd’hui possible qu’en incorporant directement en leur sein des droits culturels qui pourraient être reconnus directement aux individus indépendamment de leur appartenance ou non à une forme ou une autre de communauté. Réflexion à la fois philosophique et sociologique qui est toujours d’actualité et en phase avec la recherche d’une conception renouvelée de l’universalisme que d’aucuns appellent l’universalisme différencié.

En étroite collaboration avec les travaux de Raymond Boudon, Sylvie Mesure dirigea aussi un ouvrage collectif intitulé La Rationalité des valeurs, publié aux Puf en 1998 dans la collection « Sociologies ». Elle introduisit cet ouvrage en posant cette question fondamentale : « Avons-nous des raisons de croire à la raison dans le domaine des valeurs ? », question qui fait écho à ses travaux précédents et qui se nourrit encore une fois de la sociologie allemande et notamment de Max Weber. Plus récemment, elle a aussi dirigé, avec Vincenzo Cicchelli, Cosmopolitanism in Hard Times, publié chez Brill en 2020. Cet ouvrage de référence offre au lecteur un éventail exhaustif d’explorations épistémologiques, théoriques et empiriques liées au domaine des études sur le cosmopolitisme.

Outre la rédaction de ses propres ouvrages et articles dans des revues de sciences sociales, Sylvie Mesure a traduit également plusieurs classiques de la sociologie : deux ouvrages de Dilthey (Œuvres, tome 1 : Introduction aux sciences de l’esprit, Œuvres, tome III : L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit, Éditions du Cerf) et deux ouvrages de Tönnies (Communauté et société et Karl Marx. Sa vie et son œuvre, Puf « Le lien social »). Enfin, en collaboration avec Patrick Savidan, elle dirigea le volumineux Dictionnaire de sciences humaines paru en 2006 aux Puf, lequel ne comporte pas moins de 565 articles, monographies, essais ou synthèses, rédigés par 350 auteurs français ou étrangers. Elle y a consacré, j’en ai été le témoin, une énergie considérable associée à une exigence scientifique exemplaire. Notons, enfin, qu’elle accepta, en collaboration avec le sociologue suisse Giovanni Busino, de dialoguer avec Dominique Schnapper dans un livre de mémoires intitulé Travailler et aimer, publié en 2013 aux Éditions Odile Jacob.

Son dernier article Intitulé « Le marxisme de Raymond Aron » a été publié tout récemment dans l’une des dernières parutions des Cahiers de L’Herne consacrée à Aron. Il en était la version abrégée d’une contribution parue en anglais dans The Companion to Raymond Aron (New York, Palgrave MacMillan, 2015). Ce texte est en quelque sorte son dernier hommage au sociologue qui l’a tant inspirée depuis ses années universitaires à la Sorbonne et dont l’étude de l’œuvre avait nourri son premier livre.

Au sein de la revue Sociologie, Sylvie Mesure était notre spécialiste de la théorie sociologique et de l’histoire des sciences sociales. Elle y a rédigé plusieurs comptes rendus. Elle a aussi coordonné le dossier « Durkheim et Tönnies : regards croisés sur la société et sur sa connaissance » comprenant les textes critiques que les deux sociologues s’étaient adressés (2013, 4/2). Elle a également assuré la coordination avec Emmanuel Renault d’un débat sur « Une théorie sociale est-elle encore possible ? » (2018, 9/1). Par son regard critique sur la sociologie et les sciences sociales, elle occupait une position singulière au sein du comité en défendant des points de vue qui n’étaient pas toujours partagés, mais son apport n’en était que plus fondamental puisqu’il nous obligeait à l’ouverture disciplinaire autant qu’à la pluralité des approches, des écoles et des méthodes, ce qui fait de Sociologie, je me permets de le dire, l’une de ses qualités depuis sa création.

Sylvie Mesure incarnait une posture exigeante de notre discipline, bien à l’écart des facilités rhétoriques, des modes et de l’esprit de clan. Cette position courageuse lui valait parfois quelques découragements, mais qu’elle dépassait assez vite en puisant dans son inébranlable foi en la rigueur du raisonnement à la fois sociologique et philosophique. Nous ne l’oublierons pas.

Serge Paugam »

Source : https://journals.openedition.org/sociologie/10744












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