À l’aube des années 1990, le « tournant animal » (Delon 2015) s’engage et le champ interdisciplinaire des Animal Studies, regroupant des chercheur•es issu•es des sciences humaines et sociales mais aussi du droit, de la littérature, de la philosophie ainsi que des sciences de la vie prenant pour objet les relations humains-animaux, émerge. À l’exception de l’anthropologie et ses grandes monographies (Demeulenaere 2017) qui s’intéressaient aux animaux tantôt comme outils, objets de rituels, biens de consommation ou encore symboles, les animaux non-humains ont été relégués au second plan par les sciences sociales pendant de nombreuses années — la thèse du Grand partage et ses dichotomies en étant pour partie responsables. Dans une perspective d’histoire des sciences, deux foyers sont souvent identifiés quant à l’émergence des Animal Studies : d’une part, des travaux pionniers de Bruno Latour qui reconnaissent une agentivité aux animaux (Latour 2006) et d'autre part, de l’autre côté de l’Atlantique, la critique féministe, en étroite discussion avec les Science Technology Studies, qui est elle aussi à l’origine de bouleversements de ces oppositions nature/culture. Donna Haraway, figure post-humaniste, s'intéresse par exemple aux capacités de travail des autres qu'humain•es et les spécificités de ce travail lorsque celui-ci est effectué par des « pattes et non des bras » (Haraway 2021, 21).
Ces changements paradigmatiques ont rendu possible une « médiation épistémologique » (Servais 2016) autour des animaux entre sciences de la nature et sciences sociales, et si l’agentivité animale, c’est-à-dire sa capacité à agir et à avoir de facto un statut d’acteur n’est plus à prouver, d’autres débats animent les recherches de ce champ. Comme d’autres courants des Cultural Studies, les travaux des Animal Studies et en particulier ceux des Critical Animal Studies, comportent une forte dimension politique s’inspirant des penseur•euses qui gravitent autour de la théorie de la libération animal (Singer 1975; Regan 2004).
Si ce champ des Animal Studies reste peu structuré en France, la sociologie française semble s'être emparée de cette « question animale » et la sociologie des relations humains-animaux a gagné du terrain. Comme le définissent Jérôme Michalon, Antoine Doré et Chloé Mondémé, elle peut être définie comme « une sociologie attentive à ce qu'ils (humain•es et non-humain•es) font ensemble, aux mondes qu'ils partagent et aux modalités de leurs interactions » (Michalon, Doré, et Mondémé 2016). Mais enquêter avec et sur les animaux pose question aux chercheur•es en sociologie et soulève des enjeux épistémologiques, méthodologiques, fréquemment accompagnés de réflexions éthiques. Le « tournant animal » est désormais fort engagé et les ethnographies « multi-espèces » ((Arluke, Sanders, et Irvine 2022; Kirksey et Helmreich 2010) se multiplient invitant les chercheur•euses à considérer l’ensemble des vivants qu’il s’agisse d’animaux (Rémy et Winance 2010; Guillo et Rémy 2016; Michalon, Doré, et Mondémé 2016), de plantes (Kazic 2022), de champignons (Tsing 2017)pour ne citer que quelques exemples. Si un tel projet ethnographique séduit, comment le concrétiser dans un univers anthropocentré ? Comment observer les animaux non-humains en sociologue ? Comment font-ils repenser l’ethnographie ? Quelles sont les spécificités de la relation d’enquête avec les animaux non-humains ?
Élargissement et enjeux contemporains : un pas de plus vers l'institutionnalisation de la sociologie des relations humains-animaux ?
Tant au sein de la société civile que du monde académique, grandit une préoccupation écologique. L’Organisation mondiale de la santé, l’organisation mondiale de la santé animale, l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation et le Programme des Nations Unies pour l’environnement ont ainsi adopté l’approche One Health pour saisir les enjeux sanitaires dans une approche globale, rassemblant animaux, humains et environnements. De plus, le bien-être animal fait l’objet de mobilisations et de réglementations (Carrié, Doré, et Michalon 2023) le statut des animaux évolue au plan juridique (Porcher et al. 2021) et les régimes alimentaires non-carnés se développent (Treich 2019). En outre, le militantisme pour la cause animale fait l’objet de nombreux débats, qualifié d’ « écoterrorisme » et de première menace terroriste intérieure aux Etats-Unis selon le FBI (Carrié, Doré, et Michalon 2023). Les militantismes pour d’autres rapports aux animaux sont néanmoins pluriels, que ce soit pour leur octroyer des droits (Donaldson et Kymlicka 2013), les libérer de toute exploitation (Dubreuil 2013) ou trouver d’autres manières d’être ensemble (Birke 2017).
La sociologie des relations entre humains et animaux saisit ces problématiques. Le travail animal est appréhendé dans sa diversité : Jocelyne Porcher (2002) traduit par « travailler » l’effort fournit par les animaux destinés à la consommation dans leurs relations avec l’éleveur•euse, Sébastien Mouret (2017) étudie le travail de soin des chiens-guides d’aveugles, Jérôme Michalon (2011) et Julie Rodrigues Leite (2024) décrivent la participation des animaux dans la médiation thérapeutique. Des travaux sociologiques rendent également compte de l’importance des animaux pour la vie humaine, au-delà de leur consommation : Catherine Rémy ethnographie l’expérimentation animale (2024) et Véronique Servais donne à voir le « don » du sang des limules, « indispensable à la médecine contemporaine » (Servais 2023, 237). Enfin, les animaux de compagnie sont également sujets à des recherches sociologiques : Nicolas Herpin et Daniel Verger (2016) avec une approche par la sociologie de la consommation s’intéressent aux rôles attendus des animaux de compagnie, tandis que Antoine Doré, Jérôme Michalon et Teresa Líbano Monterio (2019) abordent les animaux de compagnie par le prisme de la famille. Au demeurant, la sociologie des relations entre humains et animaux s’empare de bien d’autres thématiques telles que la chasse, les parcs zoologiques, les sauvetages d’animaux, le sport, l’alimentation…
L'étude des relations entre humains et animaux est en voie d'institutionnalisation. Des réseaux nationaux et internationaux se mettent doucement en place (Ipraz, Cheval & SHS, GT20 de l'AISLF...) et des séminaires s'ouvrent dans les universités (en science politique à Paris 8, en SHS à l'EHESS et à l'ENS Ulm...). Pour autant, ce champ est fortement multidisciplinaire et largement dominé par les anthropologues ; cette sociologie reste minoritaire : pas de revue spécialisée ni de cursus universitaire dédié (à l'exception du DU « Animaux et Société » à l'université Rennes 2), et une faible reconnaissance par les pairs. La présence d'une session thématique à l'AFS est donc l'occasion de renforcer l'institutionnalisation de cette sociologie qui n'est plus si émergente.
Cette session thématique est donc ouverte aux divers sujets et approches. Des axes seront constitués à partir des propositions reçues.
Coordination
Angèle Dequesne (EHESS – CEMS) et Julie Rodrigues Leite (ENS Lyon — Triangle)
Bibliographie
Arluke, Arnold, Clinton Sanders, et Leslie Irvine. 2022. Regarding Animals. Second edition. Animals, Culture, and Society. Philadelphia (Pa.): Temple University Press.
Birke, Lynda I. A. 2017. (Un)stable relations: horses, humans and social agency. Routledge human-animal studies 6. Milton Park, Abingdon, Oxon ; New York, NY: Routledge.
Carrié, Fabien, Antoine Doré, et Jérôme Michalon. 2023. Sociologie de la cause animale: Repères. La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.carre.2023.01.
Delon, Nicolas. 2015. « Études animales : un aperçu transatlantique ». Tracés. Revue de Sciences humaines, no #15 (octobre), 187‑98. https://doi.org/10.4000/traces.6274.
Demeulenaere, Élise. 2017. « Chapitre 2. L’anthropologie au-delà de l’anthropos : Un récit par les marges de la discipline ». In Humanités environnementales : Enquêtes et contre-enquêtes, édité par Guillaume Blanc et Wolf Feuerhahn, 43‑73. Homme et société. Paris: Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.84330.
Donaldson, Sue, et Will Kymlicka. 2013. Zoopolis: A Political Theory of Animal Rights. Oxford: Oxford university press.
Doré, Antoine, Jérôme Michalon, et Teresa Líbano Monteiro. 2019. « Place et incidence des animaux dans les familles ». Enfances Familles Générations. Revue interdisciplinaire sur la famille contemporaine, no 32 (mai). https://journals.openedition.org/efg/6980.
Dubreuil, Catherine-Marie. 2013. Libération animale et végétarisation du monde: ethnologie de l’antispécisme français. Le regard de l’ethnologue, no 28. Paris: Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques.
Guillo, Dominique, et Catherine Rémy. 2016. « Présentation »: L’Année sociologique Vol. 66 (2): 263‑78. https://doi.org/10.3917/anso.162.0263.
Haraway, Donna Jeanne. 2021. Quand les espèces se rencontrent. Les empêcheurs de penser en rond. Paris: les Empêcheurs de penser en rond-la Découverte.
Herpin, Nicolas, et Daniel Verger. 2016. « La possession d’animaux de compagnie en France : une évolution sur plus de vingt ans expliquée par la sociologie de la consommation ». L’Année sociologique 66 (2): 421‑66. https://doi.org/10.3917/anso.162.0421.
Kazic, Dusan. 2022. Quand les plantes n’en font qu’à leur tête: concevoir un monde sans production ni économie. Les empêcheurs de penser en rond. Paris: les Empêcheurs de penser en rond.
Kirksey, S. Eben, et Stefan Helmreich. 2010. « The Emergence of Multispecies Ethnography ». Cultural Anthropology 25 (4): 545‑76. https://doi.org/10.1111/j.1548-1360.2010.01069.x.
Latour, Bruno. 2006. Nous n’avons jamais été modernes: essai d’anthropologie symétrique. Nachdr. Paris: Editions La Découverte [u.a.].
Michalon, Jérôme. 2011. « “L’animal thérapeute”. : Socio-anthropologie de l’émergence du soin par le contact animalier ». Phdthesis, Université Jean Monnet - Saint-Etienne. https://theses.hal.science/tel-00671158.
Michalon, Jérôme, Antoine Doré, et Chloé Mondémé. 2016. « Une sociologie avec les animaux : faut-il changer de sociologie pour étudier les relations humains/animaux ? » SociologieS, mars. https://doi.org/10.4000/sociologies.5329.
Mouret, Sébastien. 2017. « Apprendre à prendre soin. La centralité du travail dans l’éducation des chiens guides d’aveugles ». Écologie & politique 54 (1): 87‑102. https://doi.org/10.3917/ecopo1.054.0087.
Porcher, Jocelyne. 2002. Eleveurs et animaux, réinventer le lien. PUF. Partage du Savoir. https://www.eyrolles.com/Sciences/Livre/eleveurs-et-animaux-reinventer-le-lien-9782130532149/.
Porcher, Jocelyne, Chloé Mulier, Félix Jourdan, et Vanina Deneux-Le Barh. 2021. « L’animal de rente. Quelle rente ? » Traverse. Revue d’Histoire/Zeitschrift für Geschichte, no 2. https://hal.science/hal-03366906.
Regan, Tom. 2004. The Case for Animal Rights. Updated with a new preface. Berkeley: University of California press.
Rémy, Catherine. 2024. Hybrides: transplanter des organes de l’animal à l’humain. Paris: CNRS éditions.
Rémy, Catherine, et Myriam Winance. 2010. « Pour une sociologie des “frontières d’humanité” ». Politix 90 (2): 7‑19. https://doi.org/10.3917/pox.090.0007.
Rodrigues Leite, Julie. 2024. « Ces animaux qui humanisent ? : ethnographie des dispositifs de médiation animale en milieu carcéral ». These en préparation, Paris, EHESS. https://theses.fr/s219302.
Servais, Véronique. 2016. La science humaine des chiens. Perspectives anthropologiques. Lormont: le Bord de l’eau.
———. 2023. « Comment “bien décrire” une limule ? : Une histoire naturelle augmentée ». In Écrire du côté des animaux, édité par Éric Baratay, 235‑49. Homme et société. Paris: Éditions de la Sorbonne. https://doi.org/10.4000/books.psorbonne.115269.
Singer, Peter. 1975. Animal Liberation: A New Ethics for Our Treatment of Animals. A New York Review Book. New York: New York review.
Treich, Nicolas. 2019. « Veganomics : vers une approche économique du véganisme ? »: Revue française d’économie Vol. XXXIII (4): 3‑48. https://doi.org/10.3917/rfe.184.0003.
Tsing, Anna Lowenhaupt. 2017. Le champignon de la fin du monde: sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Collection dirigée par Philippe Pignarre. Paris: les Empêcheurs de penser en rond-la Découverte.
Modalités pratiques de soumission
Les propositions ne devront pas dépasser 3000 signes (espaces, titre et bibliographie inclus). Elles sont à déposer via le site de l’AFS. Merci de préciser vos nom, prénom, pronom, adresse mail, statut, institution(s) de rattachement, discipline.
Date limite de soumission des propositions : 15 janvier 2025
Réponse aux autrice.eur.s : février 2025
Participation au congrès
Pour participer au Congrès, il faudra adhérer à l’AFS et s’acquitter de droits d’inscription. Lors du précédent Congrès de 2023, l’adhésion s’élevait à 41€ pour les non-titulaires et 103€ pour les titulaires ; l’inscription au Congrès à 61€ pour les non-titulaires et 152€ pour les titulaires. Les tarifs pour le Congrès de Toulouse seront légèrement plus élevés (inflation). Les collègues non-titulaires qui ne peuvent être financé·es par leur laboratoire pourront, sur présentation de dossier, être exonéré·es des droits d’inscription et bénéficier d’une aide pour le transport et le logement. La procédure pour la demande d’exonération des droits d’inscription sera précisée plus tard. L’accès au Congrès se veut le plus inclusif possible :
* Des dispositifs de lutte contre les violences sexistes et sexuelles seront mis en place.
* Si vous avez besoin de services d’accompagnement en raison d’une situation de handicap, vous pourrez le signaler dans le cas où votre communication est retenue. Le comité d’organisation mettra tout en œuvre pour essayer de répondre à vos demandes.
* Si vous avez besoin de services de crèche pendant le Congrès vous pourrez le signaler au moment de l’inscription. Le comité local essayera de proposer un mode de garde.