La réparation, notion à première vue familière, qualifie l’opération ponctuelle qui corrige une brisure, une panne ou un accident afin de prolonger la vie utile d’un objet. Dans les sociétés préindustrielles, les activités de réparation étaient des pratiques ordinaires encastrées dans la vie sociale et économique (Spelman, 2003). Elles représentaient l’essentiel des activités artisanales dont seule une part marginale concernait la fabrication d’objets nouveaux (Bernasconi et al., 2022). Mais l’avènement du capitalisme industriel, et de la production et la consommation de masse dans les pays dits développés, a conduit à l’émergence d’une « culture du jetable » (Cooper, 2016) et au déplacement des activités de réparation aux marges de l’économie de marché mondialisée en particulier vers les Suds.
Or depuis une vingtaine d’années, la réparation connaît un certain regain d’intérêt : apparition d’un mouvement transnational pour le droit à la réparation, multiplication des repair café, création de start-ups, de labels et de fédérations de réparateurs, déploiement d’équipes dédiées au sein de grandes entreprises, ou encore élaboration de politiques publiques nationales et européennes pour soutenir le marché de la réparation (Perzanowski, 2022). La littérature identifie deux principaux facteurs permettant de comprendre ce retour encore relatif de la réparation. D’abord, la réparation est soutenue par des mobilisations environnementales comme un moyen de faire durer les objets (Denis et Pontille, 2022). Elle serait ainsi l’un des leviers pour faire face aux enjeux écologiques posés par l’extraction de matières premières et l’enfouissement des déchets en déplaçant l’économie d’un modèle linéaire vers un modèle circulaire. Ensuite, la réparation représente un enjeu économique important, avec l’apparition de nouveaux modèles d’affaires adossés à un marché dont certains experts promettent une croissance importante et la création d’emplois difficilement délocalisables.
Pourtant, si la littérature permet de comprendre pourquoi la réparation gagne en importance dans les discours, moins de travaux permettent de saisir par qui, comment et avec quels effets se concrétise cette dynamique encore émergente qui ne parvient pas à passer à l’échelle. Cela ouvre un ensemble de questions auxquelles cette session thématique numéro cherche à apporter des pistes de réponse. Comment évoluent les représentations et les pratiques ordinaires de la réparation ? Qui compose réellement l’écosystème de la réparation et selon quels rapports de force se structure-t-il ? Quelles politiques publiques, institutions et qualifications marchandes sont mises en place pour organiser le ou les marchés de la réparation (normes, indices, labels, etc.), et avec quels succès ? Quels mécanismes peuvent participer à disséminer et faire monter en puissance la réparation, pratique qui demeure encore de faible ampleur ? Enfin, est-ce que la multiplication des pratiques de réparation permet réellement de rendre nos économies plus circulaires, ou bien entraîne-t-elle des effets de bord et des effets rebonds qui en limitent la portée ?
Cette session vise à accueillir des communications examinant les dynamiques sociales et politiques de la réparation et de son économie à partir d’enquêtes empiriques et de cadre théoriques pluriels, autour de trois axes principaux bien que non exclusifs.
Le premier axe propose d’explorer la réparation au quotidien. En lien notamment avec les perspectives écologiques, féministes et de subsistance, il s’agira de caractériser les acteurs, les pratiques, les savoirs, les représentations et les formes de valorisation de la réparation dans nos sociétés contemporaines, ainsi que leurs évolutions dans le temps. Comment les rapports de classe et de genre structurent-ils les rapports à la réparation domestique (Madon, 2018) ? Quelles dynamiques sociales concourent à la valorisation différentiée de la réparation, selon qu’elle soit appréhendée du point de vue de sa contribution sociétale, ou de la sous-valorisation du travail des réparateurs (bénévoles, travailleurs pauvres) ? Quels réseaux sociaux, organisations militantes, ou encore cultures matérielles soutiennent et cadrent les pratiques ordinaires de réparation ? Quelle place les formes de consommation responsable jouent-elles dans ces dynamiques ? Comment orchestrer leur dissémination à grande échelle ? Quelles différences et circulations de savoirs et de représentations observe-t-on entre les pays du Nord et des Suds ? Par quels mécanismes la dimension culturelle de l’obsolescence pourrait-elle être contrebalancée par une nouvelle culture de la réparation ?
Un second axe vise à comprendre comment se développe la réparation dans les secteurs économiques affectés, mais aussi comme domaine d’activité autonome. Suivant la perspective ouverte par l’anthropologie économique, il s’agira également de suivre la carrière des objets réparés et de tracer le changement de leur statut dans les circuits de marchandises. Comment caractériser les diverses mécanismes et pratiques d’obsolescence, intrinsèques et extrinsèques, qui freinent la réparation (Pope, 2017) ? A l’inverse, comment les écosystèmes de la réparation évoluent-ils ? De quelles manières la réparation fait apparaître ou reconfigure-t-elle certaines professions, depuis l’apparition de nouvelles formations jusqu’à sa prise en compte par des organisations syndicales ? Quels sont les nouveaux modèles d’affaires des entreprises qui se positionnent sur les marchés de la réparation : organisations de l’économie sociale et solidaire, entreprises, startups et plateformes de l’économie marchande traditionnelle, réparateurs indépendants ou en réseaux ? Quels mécanismes peuvent orchestrer une montée en puissance de ces modèles d’affaires et leur dissémination à de nombreux acteurs ? Comment se transforment les entreprises plus traditionnelles (fabricants, distributeurs ou encore sociétés d’assurance) pour intégrer la réparation dans leur stratégie de développement ? Quelles tensions internes ces transformations génèrent-elles au sein de ces organisations, notamment celles qui pratiquent des formes d’obsolescence programmée ? Quels agencements marchands (e.g. labels, indicateurs) sont mis en place pour structurer les marchés, selon quels rapports de force, et avec quels effets sur la réparabilité des produits ? Quelles singularités ou régularités observe-t-on entre différents marchés de la réparation - de biens ordinaires (e.g automobile, smartphone), de biens rares (e.g. œuvres d’art) et d’infrastructures (e.g. réseau routier) - ainsi qu’avec d’autres marchés proches comme ceux de la maintenance, du reconditionnement, de la restauration ou encore de la gestion des déchets ?
Le troisième axe s’intéresse aux multiples instruments d’action publique - informationnels, économiques, ou encore réglementaires - qui visent à soutenir les pratiques de réparation. Quelles dynamiques permettent de comprendre la multiplication de politiques publiques en faveur de la réparation (Ozturkcan, 2023) ? Quelles alliances et oppositions se nouent entre mouvements sociaux, acteurs économiques et groupes politiques autour de la réparation au niveau national et européen ? Peut- on avancer que les politiques publiques en faveur de la réparation s’inscrivent dans une reconfiguration des politiques industrielles et économiques ? Concernant leurs effets, les mesures mises en place sont-elles suffisantes pour transformer en profondeur les modèles d’affaires des entreprises ainsi que le comportement des consommateurs aboutissant in fine à une montée en puissance de la réparation et à une économie plus circulaire ?
Bibliographie indicative
Bernasconi G., Carnino G., Hilaire-Pérez L., Raveux O., 2022, Les réparations dans l’histoire: cultures techniques et savoir-faire dans la longue durée, Paris, Mines ParisTech-PSL (Histoire, sciences, techniques et sociétés).
Cooper, T. (dir.), 2016, Longer Lasting Products: Alternatives To The Throwaway Society, London, Routledge, 460 p.
Denis J., Pontille D., 2022, Le soin des choses: politiques de la maintenance, Paris, la Découverte (Terrains philosophiques).
Madon J., 2018, Faire durer ses objets. Pratiques, ressources et négociations des consommateurs pour ralentir l’obsolescence, These en préparation, Paris, Institut d’études politiques.
Ozturkcan S., 2023, « The right-to-repair movement: Sustainability and consumer rights », Journal of Information Technology Teaching Cases, p. 20438869231178037.
Perzanowski, A. (dir.), 2022, « The Right to Repair », dans The Right to Repair: Reclaiming the Things We Own, Cambridge, Cambridge University Press, p. i‑i.
Pope K., 2017, Understanding Planned Obsolescence: Unsustainability Through Production, Consumption and Waste Generation, London, Kogan Page Publishers, 240 p.
Spelman E., 2003, Repair: The Impulse to Restore in a Fragile World, Beacon Press, 180 p.
Appel à articles
Cette session thématique s’inscrit dans la perspective d’un dossier thématique de la Revue Française de Socio-économie, consacré à la « socio-économie de la réparation ». Dans le prolongement de l’AFS, un appel à article sera ouvert par la revue, auquel les participant.e.s seront invité.e.s à soumettre un article tiré de leur communication.
Format
Les propositions de communications ne devront pas excéder 4 000 signes (bibliographie exclue). Elles comporteront le nom du ou des auteurs ainsi que les affiliations, un titre, la question de recherche, les méthodes mobilisées, sources et terrains étudiés, le cadre théorique dans lequel elles s’inscrivent, les principaux résultats, ainsi qu’une bibliographie sommaire.
Calendrier
Elles devront être déposées sur le site de l'Association française de sociologie pour le 17 janvier 2025 au plus tard. Un retour des coordinateurs est prévu pour mi-mars 2025. Afin d'organiser la discussion scientifique, les auteurs et autrices des propositions acceptées devront envoyer une version détaillée de leur contribution (30 000 à 50 000 signes tout inclus) avant le 8 juin 2025.
Coordination
Cette session thématique, coordonnée par Kevin Mellet (Sciences Po Paris) et Sébastien Shulz (INSA Rennes), se propose de rassembler des communications qui examinent les dimensions historiques, politiques, sociales et organisationnelles de la réparation et son économie.
Participation au congrès
Pour participer au Congrès, il faudra adhérer à l’AFS et s’acquitter de droits d’inscription. Lors du précédent Congrès de 2023, l’adhésion s’élevait à 41€ pour les non-titulaires et 103€ pour les titulaires ; l’inscription au Congrès à 61€ pour les non-titulaires et 152€ pour les titulaires. Les tarifs pour le Congrès de Toulouse seront légèrement plus élevés (inflation). Les collègues non-titulaires qui ne peuvent être financé·es par leur laboratoire pourront, sur présentation de dossier, être exonéré·es des droits d’inscription et bénéficier d’une aide pour le transport et le logement. La procédure pour la demande d’exonération des droits d’inscription sera précisée plus tard. L’accès au Congrès se veut le plus inclusif possible :
* Des dispositifs de lutte contre les violences sexistes et sexuelles seront mis en place.
* Si vous avez besoin de services d’accompagnement en raison d’une situation de handicap, vous pourrez le signaler dans le cas où votre communication est retenue. Le comité d’organisation mettra tout en œuvre pour essayer de répondre à vos demandes.
* Si vous avez besoin de services de crèche pendant le Congrès vous pourrez le signaler au moment de l’inscription. Le comité local essayera de proposer un mode de garde.