10ème congrès de l’Association Française de Sociologie
“Intersections, circulations”
Lyon, 4-7 juillet 2023
Appel à communications du RT 30 « sociologie de la gestion »
Le prochain congrès de l’été 2023 s’organisera autour d’une thématique brûlante en sociologie : intersections, circulations ! Venue en partie du monde juridique, l’approche intersectionnelle a défrayé la chronique au sein même de notre discipline et au-delà, avec la multiplication de tribunes et d’essais stigmatisant un supposé dévoiement de l’analyse rigoureuse au profit d’un militantisme dogmatique. Expliquer les comportements et les configurations sociales au moyen de variables telles que le genre ou le phénotype ethnique (voire la “race”) serait une lubie propre à des petites communautés, centrées sur leurs problèmes subjectifs, menaçant ainsi la seule variable qui vaille, celle de la classe sociale. En partie d'inspiration marxiste, la sociologie de la gestion aurait pu mordre à l’hameçon de cette croisade conservatrice, aux yeux de laquelle la sociologie critique, “c’était mieux avant” ! Elle s'intéresse en effet aux transformations des rapports de pouvoir qui structurent les organisations et les marchés. Elle cherche à analyser et à rendre compte de processus de mise en gestion de différentes sphères sociales, mais aussi aux discours managériaux autour des injonctions au changement permanent (Metzger, 2000). Qualifiant ces processus à l’aide du barbarisme de “gestionnarisation” (Boussard et Maugeri, 2003 ; Metzger et Benedetto-Meyer, 2008), nous essayons de donner à voir la place de plus en plus prégnante que la gestion, le management, les représentations comptables ainsi que la finance tiennent dans nos sociétés capitalistes (dans et hors des entreprises). Aussi, les approches intersectionnelles pourraient faire figure de diversion, éloignant le regard critique du seul rapport de domination qui vaille “en définitive et en dernière analyse” : le rapport de classe. Mais, ce serait oublier bien vite que l’organisation productive de nos sociétés n’est pas hermétique aux autres rapports de domination. Ce serait surtout négliger que les modes de gestion ne sont pas sans conséquence sur les conditions de stratification en dehors de l’économie. Ce serait faire fi du fait que le système capitaliste a besoin d’idéologie pour justifier l’engagement de ses sujets et les inégalités qu’il provoque entre elles et eux, est en quête permanente de légitimation. Nous pourrions ainsi remonter aux sources de la “race” ancrée dans les tentatives des participants au commerce triangulaire pour fonder anthropologiquement l’assujettissement des captifs et réguler l’alimentation des plantations en force motrice. Ce ne sont pas les noirs qui sont devenus esclaves, mais bien les esclaves qui sont devenus noirs. Nous pourrions remonter aux sources de la féminité idéale, ancrée dans les pratiques et les représentations des classes aristocratiques oisives, évinçant de jure mais aussi de facto les femmes qui vendent leur force de travail (Skeggs, 2015). Sans remonter aussi loin dans le temps, la sociologie de la gestion offre aujourd’hui encore une foule d’exemples de la façon dont les caractéristiques des individus et des collectifs font l’objet d’une tentative d’optimisation mobilisant différents rapports de domination et, inversement, comment ces rapports de domination sont entérinés par les modes de production. Nicolas Jounin (2008) a, par exemple, largement exposé l’usage des caractéristiques nationales et ethniques dans la division du travail propre au secteur du bâtiment. Dans la même veine, Claire Flécher (2015) a finement décortiqué les mécanismes d’essentialisation des compétences des matelots philippins dans le monde de la marine marchande. Plus près du RT30 encore, notre collègue Loïc Mazenc (2020) a montré comment la mise au travail dans les exploitations agricoles articulait de manière crue le genre et la “race”, pour contenir les salaires et assurer la docilité de ces populations. Du côté du genre, Isabel Boni-Le Goff (2019) a mis en lumière les contraintes qui pèsent sur les femmes consultantes pour paraître aussi respectables que les hommes. Tandis que les travaux d’Hélène Demilly (2020) sur les politiques d’égalité homme-femme dans le monde bancaire montrent comment ces enjeux se trouvent mis en concurrence et au final assujettis à la question de la constitution du profit. La gestion, en tant que profession, en tant que pratique et en tant que phénomène quasi anthropologique, se trouve donc redevable d’une analyse en termes d’intersection des caractéristiques des individus. Mais pour qu’il y ait intersection, il faut qu’il y ait circulation. Or, la sociologie des modes de gestion a souligné comment l’optimisation des outputs et des inputs reposait très largement sur une mise en circulation des hommes, des choses et des idées afin de limiter toute stagnation, toute rupture de charge, productrice de coûts de stockage et de congestion. Depuis l’avènement de la globalisation et du néolibéralisme, tout semble circuler, s’interpénétrer de manière accélérée (H. Rosa) : individus, idées, savoirs, idéologies, pratiques, dispositifs..., d’un secteur à un autre, d’un mode de propriété à un autre (associatif, coopératif, public, privé), d’un pays à un autre. Les frontières s’ouvrent tant que l’intérêt (essentiellement financier, économique) des uns et des autres le commande. La gestion repose ainsi sur la circulation de formes, de signification, de personnes et de techniques et participent à en produire de nouvelles, vouées à produire de la valeur. Sans exclure toute idée originale à laquelle nous n’aurions pas songé, les propositions de communication pourraient privilégier 4 axes : Axe 1 | La circulation des idéaux et des dispositifs managériaux S’il existe des phénomènes qui ne connaissent pas de frontières, qui circulent d’un continent à l’autre, ce sont bien les idées, les idéologies / les croyances collectives, les logiques d’acteurs, les « bonnes pratiques » et les dispositifs, notamment dans les domaines de la gestion et du management. Cette circulation, cette diffusion sont même des caractéristiques du processus de gestionnarisation que le RT 30 s’évertue à documenter depuis plusieurs années. Comment se créent, circulent, se diffusent, et s’imposent ce corps de doctrines, ces logiques managériales, ces décisions (parfois “absurdes”) et les dispositifs qui les supportent ? Comment les connaissances scientifiques sont-elles instrumentalisées par les professionnels de la gestion et du management pour nourrir leurs idéaux et leurs pratiques ? Une attention portée aux rôles joués par certains acteurs dans la circulation de ces idéaux et de la machinerie managériale dans les entreprises sera appréciée, notamment afin de permettre d’éclairer la genèse (de la diffusion), les conditions sociales et organisationnelles de cette dissémination qui dépasse les frontières nationales, mais également celles séparant le public et le privé ou les sphères de la finance et celles de la production. Il pourra s’agir de travaux portant sur les actionnaires-investisseurs, les manageurs, les gestionnaires, les consultants, les lobbyistes ou encore les coachs dans les médias plus ou moins spécialisés, dans le domaine de la recherche en gestion (Pavis[1]), etc. En complément, les études portant sur des organisations (collectivités, associations, etc.) et des secteurs (agriculture, environnement, solidarité, service de proximité, etc.) a priori moins structurés par la rationalité économique contribueront à documenter l’extension du phénomène gestionnaire. Qu’est-ce qui fait que certaines idées s’imposent pour devenir des normes sociales, des systèmes de domination colonisant l’ensemble des sphères de la société (Weber, 1915) ? Le fait que les pratiques, les dispositifs, les idéaux managériaux ont été conçus par des hommes blancs issus de classes supérieures n’est-il pas à interroger ? Dans cette perspective se pose la question de la place des sociologues dans tout ça : quelle contribution de la sociologie des organisations, de la gestion à la managérialisation ? De quel ordre est la mise au service du management de la sociologie du travail des années 1980 et 1990 (Tanguy 2014) ? Axe 2 | Intersection des variables, gestion des personnes et des collectifs Tout système de domination repose sur une classification permettant de différencier ceux qui vont bénéficier dudit système et ceux qui seront sous son emprise (figurée dans les organisations par la distinction entre ceux qui conçoivent le travail – prescrit – et ses règles et ceux qui exécutent ces prescriptions – travail réel – avec plus ou moins de marges de manœuvre). Dès lors, une réflexion sur les grandes variables qui différencient les individus et les collectifs s’avère incontournable : ces variables (genre, appartenance sociale ou ethnique...) constituent-elles des dispositifs (outils et/ou indicateurs) qui orientent les pratiques de gestion et de management ? En quoi ces variables sont-elles l’objet (ou non) d’une mise en gestion ? Les travaux sur les dispositifs de gestion de la « diversité » ou de l'égalité homme-femme pourraient ici trouver leur place, notamment. Se pose également la question de savoir dans quelle mesure ces variables procèdent des pratiques de gestion. Comment les organisations produisent-elles des rapports sociaux de genre, de classes et des rapports ethniques ? Les doctrines managériales seraient-elles patriarcales, discriminantes, avilissantes ? Bref, participeraient-elles à la reproduction du système de domination et des inégalités sociales qu’il génère ? Quels acteurs, quels outils et quelles pratiques façonnent une lecture des relations entre les travailleurs et les travailleuses ? À l'intersection de ces variables, c’est la question de leur instrumentalisation à des fins gestionnaires et managériales et les logiques antagonistes qui s’affrontent autour d’elles pour l’imposition de leur vision du monde qui se pose. Axe 3 | Circulation de la valeur et dévalorisation des travailleurs.euses Les communications pourraient réfléchir au renforcement de la globalisation, à travers notamment l’allongement des différentes chaînes de valeur, organisées à l’échelon international (et leur éventuelle contraction à l’occasion du Covid ?), animées par la recherche d’une main-d’œuvre à bon marché et/ou de matières premières (Gereffi et Korzeniewicz, 1994). Il est ainsi organisé une circulation/captation de la valeur produite (entre organisations, entre pays…) au moyen de différents dispositifs de gestion (comptables, financiers, fiscaux...) qui en orchestrent également l’opacité (Pinçon et Pinçon-Charlot, 2015; Zucman, 2013). Cette circulation de la valeur s’effectue ainsi au détriment d’une répartition plus juste, renforçant ainsi les inégalités sociales, entre les modes de rémunération travail/capital, entre organisations, entre pays. La division internationale du travail instaurée accentue notamment la paupérisation de pays “en développement” ainsi que la dégradation de leur environnement (captation de matières premières, délocalisation de nos industries...). Comment s’organisent ces chaînes de valeur aux différents niveaux sociaux (macro-méso ou micro) ? Existe-t-il des spécificités selon les secteurs d’ancrage (industriel, agricole, culturel et artistique...) ? Comment les différentes catégories de dispositifs (gestionnaires, financiers, fiscaux…) parviennent-elles à invisibiliser les processus de captation à l’œuvre ? Comment ce phénomène se couple-t-il à la financiarisation, qui accentue la captation de la valeur en rejetant sur d’autres organisations/institutions les risques associés ? Comment les multinationales s’investissent-elles politiquement pour défendre leurs intérêts en se conciliant ou en s’opposant aux considérations étatiques ? Quels sont les contre-pouvoirs à l’œuvre ? Axe 4 | la circulation des savoirs entre disciplines scientifiques Une autre manière d’aborder la thématique du Congrès consisterait à interroger la circulation des idées, des savoirs entre disciplines travaillant sur un même objet, comme les différentes sociologies (de la gestion, économique, du travail, des organisations, des professions, etc.), les sciences de gestion, mais aussi l’histoire et les sciences politiques. Comment les unes s’emparent-elles, directement ou indirectement, des travaux des autres pour les inscrire dans leur champ académique ou professionnel ? Comment traitent-elles un même objet (la domination, la technologie, le rôle des différents acteurs) ? Au regard de certains sujets complexes, l’interdisciplinarité, l’intersection des approches et des démarches ne sont-elles pas une nécessité ? Comment, ces différentes disciplines abordent-elles la question de la transmission de ces connaissances (enseignement) et de l’appropriation par différents publics ? Toute proposition entrant dans le champ des thématiques habituelles du RT30 sera bien entendu examinée. Comme à chaque congrès, nous gardons une grande ouverture d’esprit et de discussion dans la réception des propositions. L’analyse sociohistorique des dispositifs de gestion, de leurs concepteurs et de leurs usagers sera appréciée. Sans exclusivité, nous porterons une attention particulière aux travaux sociologiques et empiriques. Références bibliographiques citées... Boni-Le Goff, I. (2019). « Des expert·e·s respectables ? Esthétique vestimentaire et production de la confiance », Travail, genre et sociétés, 41, 67-86. https://doi.org/10.3917/tgs.041.0067 Boussard V., Maugeri S. (2003), Du politique dans les organisations, Paris, L’Harmattan Demilly, H. (2020), « (Dé)chiffrer la “mixité”. Usages et appropriations de la quantification dans un programme managérial d’égalité professionnelle », Sociologies pratiques, vol. 40, n°1, pp. 95‑104. https://doi.org/10.3917/sopr.040.0095 Flecher, C. (2015), Navigations humaines au gré du flux mondialisé : le travail des marins de commerce sur les navires français de nos jours, Thèse de doctorat, Paris-Nanterre. Gerreffi G. et Korzeniewicz M. (1994), Commodity Clains and Global Capitalism, Westport, Praeger. Jounin, N. (2008), Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, La Découverte. Mazenc, L. (2020), Les chefs de culture : des interprètes contrariés du nouveau capitalisme agricole. Dualisme d’une professionnalisation, Thèse de doctorat, Toulouse, INPT. Metzger J.-L. (2000), La réforme permanente d’un service public : entre utopie et résignation, L'Harmattan. Metzger J.-L., Benedetto-Meyer M. (dir.) (2008), Gestion et sociétés. Regards sociologiques, L'Harmattan. Pinçon M. et Pinçon-Charlot M. (2015), Tentative d’évasion (fiscale), Paris, La Découverte. Skeggs B. (2015), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire (traduit de l'anglais par Pouly Marie-Pierre), Paris, Agone Weber Max, (1915 / 1996), « Considération intermédiaire », Sociologie des religions (traduction de J.-P. Grossein), Paris, Gallimard. Zucman Gabriel (2013), De la richesse cachée des nations, Seuil, Paris. Calendrier et modalités pratiques Pour organiser ses sessions et ses discussions, le Réseau Thématique 30 « sociologie de la gestion » (RT30) attend vos propositions de trois pages maximum (environ 8 000 signes, hors bibliographie – merci d’indiquer clairement dans quel axe vous souhaitez inscrire votre communication) d’ici le 30 janvier 2023. Vous pouvez déposer vos propositions de communications sur le site de l’AFS à l’adresse suivante : https://afs-socio.fr/appels-a-communications/ (vous devrez vous connecter afin de pouvoir répondre à notre AAC). La sélection des textes retenus pour communication et la notification aux contributeurs.rices interviendront au mois de février 2023. Nous attendons le texte final des communications avant ou au plus tard le 15 mai 2023 pour une mise en ligne sur le site du RT30 (site : https://sociogest.hypotheses.org/), afin que toute personne intéressée par nos travaux puisse en prendre connaissance avant la tenue du Congrès (les textes seront retirés du site à la fin des débats pour ne pas gêner d’éventuels projets de publication) et puisse participer aux discussions qui auront lieu lors de nos sessions. Contact en cas de problème : rt30@free.fr L'appel à communications peut également être télécharger en version PDF à : https://sociogest.hypotheses.org/3092 [1] Le rôle de la Société du Mont Pèlerin dans la diffusion de l’idéologie néolibérale est maintenant bien documenté (cf. par exemple, Denord F., "Le prophète, le pèlerin et le missionnaire", Actes de la recherche en sciences sociales n° 145, 5, 2002, pp. 9-20 ou encore Audier S., Le colloque Lippmann : aux origines du néolibéralisme, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2008).