RT1

Appel à communications du RT1 « Savoirs, travail, professions »

AFS

8ème Congrès Aix-en-Provence

27 -30 août 2019

« Classer, déclasser, reclasser »

 

Appel à communications du RT1 « Savoirs, travail, professions »

 

 

La notion même de profession, objet central du RT1, engage toute une série d’actes de classement aux dimensions multiples.

 

Les acteurs sociaux, en déclarant leur profession, dévoilent leur position dans la hiérarchie sociale, et recourent en même temps à diverses stratégies destinées à contrôler les effets de classement que cette déclaration est susceptible de produire chez leurs interlocuteurs (Kramartz, 1991). Les sociologues, y compris au sein de l’AFS, se livrent parfois à des débats plus ou moins vifs visant à déterminer ce que signifie la sociologie « professionnelle » et quelle place il convient de lui faire. Ils savent que le terme profession renvoie à un clivage entre les professions reconnues et les autres métiers qui résulte du processus socio-historique d’institutionnalisation des professions dans le contexte anglo-américain. De ce fait, toute une auréole de résonances idéologiques s’est fixée autour du mot et de ses usages[1], et, au-delà des querelles byzantines relatives à sa définition, le fait même de savoir s’il faut considérer la profession comme un concept sociologique reste matière à discussion.    

 

C’est pour éviter de se perdre dans ces controverses que l’on préfère souvent parler de groupes professionnels, tout en ayant conscience que cet évitement n’en reste pas moins une façon de se laisser prendre au jeu des positionnements envers ces enjeux de classement. Le RT1 recevra avec intérêt les propositions qui reviendront sur les questions de conceptualisation de la profession et des groupes professionnels, mais cela ne constitue que l’un des quatre axes de cet appel à communications.

 

 

1-     Les professionnels du classement

 

En partant de l’évidence qu’il existe des professionnels  dont le travail consiste à produire des classements, on peut distinguer deux façons de les aborder, soit en s’intéressant à la nature de leurs tâches et de leurs propriétés sociales, soit pour porter le regard sur ce qui fonde la légitimité et garantit l’efficience de leurs classements.

 

1.1. Les métiers de la statistique, du codage et de la mesure

 

On songe certes aux statisticiens produisant les nomenclatures et les dénombrements officiels, mais aussi à tous ceux qui, avec ou sans titre académique, traitent des chiffres et des catégories statistiques dans les entreprises, syndicats, associations. Ce n’est pas seulement des experts qu’il s’agit, mais aussi de celles et ceux qui se livrent au travail obscur de recueil, codage,  traitement des données, aux prises avec les ambiguïtés du réel à quantifier. On peut même élargir le périmètre à tous les professionnels de la mesure dont le travail consiste à mettre en équivalence et à compter des entités de diverse nature : marchandises, surfaces de terre ou de tissu, flux monétaires, populations humaines ou animales, éléments du monde physique, etc. Les agents de la météo mesurant la vitesse du vent, les comptables, les géomètres entrent dans cette catégorie, aussi bien que les gestionnaires de la circulation urbaine surveillant les flux de véhicules, les responsables qualité de l’industrie ou les chimistes évaluant l’ampleur de la pollution de l’eau. On pourra décrire leurs activités, explorer leur morphologie sociale, analyser l’évolution de leur marché du travail…

 

1.2. Licence de classer et crédit des classements

 

On peut dire des classements ce que Bourdieu disait des insultes : elles peuvent toucher juste et ridiculiser le destinataire, mais aussi « tomber à plat » et rester sans effet, ou provoquer une réprobation du public qui se retourne contre leur émetteur. Cependant, les acteurs ne sont pas égaux en la matière. Une des propriétés sociales des métiers est que certains d’entre eux confèrent à leurs praticiens une licence de classement et font que leurs sentences possèdent un pouvoir reconnu de véridiction. Selon la logique des actes illocutoires, ils font advenir ce qu’ils énoncent. Ainsi en va-t-il du magistrat qui condamne, du prêtre qui absout ou du professeur qui déclare admis un candidat, du policier qui met en état d’arrestation, du notaire qui authentifie, du fonctionnaire au guichet qui notifie ses droits à l’usager… Le pouvoir de classer leur est délégué par l’Etat, et relève de la légitimité bureaucratique-légale. Mais d’autres formes de licence, c’est-à-dire de foi dans les classements qu’ils émettent peuvent intervenir dans d’autres groupes professionnels : les experts qui rendent leurs conclusions, les savants qui exposent leurs résultats, les techniciens qui classent les logements selon leur isolation thermique, les médecins qui déclarent les salariés aptes ou inaptes au travail, produisent des classements reposant sur le crédit de la science et de la technique. D’autres registres de production de la confiance sont mobilisés par les juges et arbitres sportifs, par les critiques qui classent les vins, les livres ou les restaurants, par les vendeurs et professionnels du marketing, par les bonimenteurs, les journalistes et bloggeurs ou les politiciens… Le point central reste celui des procédés par lesquels ils obtiennent (ou ne parviennent pas à obtenir) une confiance suffisante pour que leurs classements soient suivis d’effets, avec les variations que cela suppose en fonction des propriétés des professionnels et des publics visés.

 

 

2-     Catégorisations et classements produits par la sociologie des groupes professionnels

 

La sociologie des professions et des groupes professionnels manie continuellement des outils de pensée qui constituent autant de formes de classement et de distinction : « segment », « métier », « professions/semi-professions/occupations », « sale boulot » vs « vrai travail », « petits métiers » vs « professions prestigieuses », savoirs « profanes » vs savoirs « professionnels », « professionnalisation » /  « déprofessionnalisation », etc. Les communications relevant de cet axe interrogeront les choix épistémologiques, les soubassements idéologiques, les résonances idéologiques,  les difficultés pratiques ou méthodologiques que soulève l’usage de ces outils d’analyse. On pourra aussi interroger les classements dont fait l’objet la sociologie des groupes professionnels, par exemple de la part de certains sociologues du travail qui la considèrent de façon un peu coloniale comme un volet secondaire de leur domaine scientifique.

 

 

3- Les luttes de classement comme objets de la sociologie des groupes professionnels

 

 

Les professions et groupes professionnels, objets de la sociologie du même nom, se livrent continuellement à des luttes de classement pour obtenir la reconnaissance de titres, de statuts, d’institutions (ordres professionnels), de pouvoirs et prérogatives particulières, notamment en matière de protection ou régulations du marché des prestations ou du marché du travail. Les contributions relevant de cet axe se tourneront vers les critères et justifications sur lesquels se fondent les prétentions à occuper une position donnée dans les classements (par exemple cadre A/cadre B ou C de la fonction publique), les nomenclatures ou les hiérarchies sociales. Elles analyseront également les « audiences » (au sens de Abbott) en direction desquelles sont produites ces argumentations et rhétoriques professionnelles, ainsi que les stratégies déployées dans le cadre des jeux d’alliance et oppositions qui se forment au sein des « écologies croisées » dont font partie les groupes professionnels.

 

Dans ce cadre général, on peut distinguer des angles d’approche plus spécifiques :

 

3.1. Le rôle des profanes (clients, usagers, opinion publique) dans la détermination de la position occupée par les groupes professionnels dans les classements et hiérarchies, notamment en matière de prestige, notoriété, image publique des professions.

 

3.2. Les critères régissant le niveau de rémunération (qu’il s’agisse de salaire, honoraires ou autre forme de rémunération) de la prestation des professionnels. Pourquoi certains métiers sont-ils plus rémunérateurs que d’autres ? Si l’on admet que l’explication classique de la sociologie fonctionnaliste ne peut être considérée comme satisfaisante, quelle autre explication retenir : fermeture et malthusianisme, préservation de privilèges corporatistes, arbitraire culturel de la valeur sociale des prestations ?

 

 

3.3. La régulation des marchés du travail internes aux groupes professionnels. Les métiers et groupes professionnels peuvent être considérés comme des espaces sociaux au sein desquels ont cours plusieurs modalités de classement des trajectoires professionnelles. Le premier niveau est celui des positions objectives que les individus peuvent occuper dans les diverses grilles statutaires, indiciaires ou formes de hiérarchie propres à un corps de métier. Les métiers sont des configurations de positions et de parcours possibles dans des espaces sociaux plus larges (par exemple la fonction publique). Ils sont à ce titre le théâtre de luttes visant à fixer ou modifier les règles d’accès à certaines places (promotions) ou à modifier la structure des places possibles (en général en élargissant par le haut la grille des positions). Un deuxième niveau de classement est constitué par les jugements portés au sein de la communauté professionnelle sur les types de parcours possibles. Les valeurs professionnelles conduisent à ne pas seulement estimer la vitesse et la hauteur atteinte dans la hiérarchie, mais aussi la conformité aux normes de travail et de comportement. Il y a des voies royales, des carrières ratées, mais aussi des formes d’accès sans gloire aux positions élevées (arrivisme, favoritisme, népotisme, « magouilles »), des formes d’exclusion illégitime de candidats (discrimination sexiste, raciste), des professionnels occupant des positions modestes mais respectés par leurs pairs.

 

3.4. Dans le cas de certains pays, comme la France, l’Etat joue un rôle majeur dans la définition des carrières possibles au sein d’un groupe professionnel donné. Même pour des professions libérales, la délivrance des titres, la prestation de serment, l’accès aux positions supérieures dépendent d’institutions publiques ou de règles fixées par l’Etat. Cela incite à poser la question de l’autonomie des groupes professionnels, et plus largement de leur degré de contrôle des carrières au sein des multiples instances de négociation qui caractérisent le néo-corporatisme à la française, ou d’autres configurations nationales. Les approches comparatives sont d’autant plus souhaitables en la matière que le poids d’instances supranationales ou d’entreprises multinationales se superpose à celui de l’Etat pour imposer des normes spécifiques de recrutement et d’évolution de carrière.

 

3.5. Concurrences et convergences entre segments professionnels. Les groupes professionnels étant des « agrégats segments en lutte » (Bucher et Strauss), comment ces derniers interviennent-ils dans la production de jugements sur ce qui est le cœur du métier, les manières légitimes de l’exercer, le mandat dont il est détenteur ? De quelle manière ces principes de jugement et de classement interfèrent-ils avec la composition des segments en termes de sexe, âge, origine sociale, appartenance ethnique ? de quelle manière ces appartenances sont elles mobilisées, occultées, instrumentées dans la dynamique des relations entre segments ?

 

4.     Groupes professionnels et stratégies  de mobilité sociale : classements et déclassements

 

Il s’agit  cette fois d’aborder les groupes professionnels en tant que filières de mobilité sociale ou professionnelle, en partant de l’idée que selon les époques et les états du marché de l’emploi, certains groupes professionnels peuvent être considérés comme offrant des opportunités particulières de mobilité ascendante ou de contre-mobilité visant à rattraper un déclassement. Il va de soi que l’on pourra prêter attention, s’agissant de ces opportunités, aux enjeux liés au fait d’être un homme ou une femme dans un contexte socio-historique donné.

 

4.1. Du côté de la mobilité professionnelle, on pourra notamment s’intéresser au cas des personnes qui tentent d’éviter ou de compenser un déclassement. La figure des jeunes diplômés que les difficultés d’insertion conduisent à accepter des postes jugés inférieurs à leur qualification est certainement la plus courante, mais on peut s’interroger plus largement sur les profils de ces individus et les manières de les identifier (étrangers, femmes de retour sur le marché du travail après une période d’inactivité pour éduquer leurs enfants, chômeurs en reconversion). Les questionnements peuvent porter également sur les motifs du choix du métier retenu pour effectuer leur trajectoire de compensation ou de reclassement social et sur la place tenue au sein de ce métier, leurs relations avec leurs pairs et la hiérarchie, leurs pratiques professionnelles et leurs carrières. Dans un autre sens, on pourra également penser aux trajectoires de déclassement volontaire qui correspondent au choix de quitter un métier de statut élevé pour en exercer un autre jugé plus conforme à ses aspirations, même s’il se situe à un niveau plus modeste de rémunération et de position sociale.

 

4.2.Du côté de la mobilité sociale, on se demandera quel lien existe entre la mobilité générationnelle et les métiers exercés. On sait que l’hérédité professionnelle est forte chez les indépendants, mais que sait-on des métiers des contre-mobiles qui tentent de rattraper une position sociale inférieure à celle de leurs parents ? (ce qui pose souvent de redoutables problèmes de classement et de codage pour les identifier sans arbitraire), que sait-on à l’inverse des trajectoires sociales qui traversent les métiers ? Peut-on identifier ceux qui sont les plus propices aux ascensions sociales rapides ? Peut-on analyser la mobilité structurelle comme un système de circulation des individus des métiers en déclin vers ceux qui se développent ? Peut-on classer les métiers eux-mêmes selon la combinaison de trajectoires intergénérationnelles qui les caractérise ?

 

4.3. Déstabilisation du salariat et métiers de reclassement

 

La précarisation de l’emploi et la difficulté massive de trouver ou retrouver du travail ont conduit nombre de chômeurs ou de jeunes en insertion à se tourner vers des métiers, notamment dans l’auto-entrepreneuriat, qui semblent accessibles et susceptibles de leur donner une chance de stabilisation. Mais il s’avère souvent que ces emplois sont peu qualifiants, même s’ils exigent des compétences importantes, et qu’ils maintiennent les travailleurs dans une forte précarité, une grande dépendance envers des donneurs d’ordre qui sont en fait des employeurs peu scrupuleux. Dans quelle mesure, malgré ces conditions difficiles d’emploi, parviennent-ils à construire une identité professionnelle ? à accumuler et valoriser des savoirs spécifiques ? à développer des formes d’identification mutuelle et de solidarité qui fassent de leur métier une « communauté pertinente » (Segrestin, 1980) de l’action collective ? On peut formuler les mêmes interrogations à propos des femmes qui se reconvertissent dans un emploi de service après avoir travaillé dans le commerce ou l’industrie (Avril, 2014).

 

 

Références

Bucher R. , Strauss A. «La dynamique des professions » in A. Strauss, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan, 1992, pp. 62-86, introduction d’Isabelle Baszanger.  

Grignon Claude « Professionnalisation et transformation de la hiérarchie sociale des agriculteurs », Économie rurale. n°152, 1982. pp. 61-66.

Kramarz F. (1991) « Déclarer sa profession », Revue française de sociologie, Vol. 32, No. 1 pp. 3-27.

Rémy J. (1987)  « La crise de professionnalisation en agriculture : les enjeux de la lutte pour le contrôle du titre d'agriculteur » Sociologie du travail, 29ᵉ année n°4, Octobre-décembre pp. 415-441.

Segrestin D. (1980) « Les communautés pertinentes de l'action collective : canevas pour l'étude des fondements sociaux des conflits du travail en France ». Revue française de sociologie, XXI-2, pp. 171-202

Avril C., (2014), Les aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris, La Dispute, 288p.

 

[1] Par exemple, dans la sociologie rurale française des années 1980, il était question de l’agriculture «professionnelle » pour désigner la fraction des exploitants qui était susceptible de s’intégrer à la politique européenne en suivant les avis des experts, par opposition aux petits paysans jugés incapables de réaliser les adaptations nécessaires. Les discours des sociologues avaient alors tendance à dénoncer cette opération de classement qui revenait à exclure les exploitants les plus fragiles (Grignon, 1982, Rémy, 1988).













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