Luttes des classes et des classements dans les médias – AAC du RT37 pour le Congrès 2019 de l’AFS

Luttes des classes et des classements dans les médias – AAC du RT37 pour le Congrès 2019 de l’AFS

Le réseau thématique « Sociologie des médias » (RT37) de l’Association Française de Sociologie se donne pour objectif de réinscrire l’étude du journalisme et des médias dans une sociologie générale[1]. Dans le cadre du VIIIe Congrès de l’AFS qui porte sur le thème « Classer, déclasser, reclasser », le réseau retiendra des propositions de communication relevant de quatre axes principaux. Il s’agira tout d’abord d’appréhender « les médias », ces entreprises économiques de production de biens culturels de grande diffusion dont les agents occupent des positions sociales déterminées, comme des opérateurs centraux des luttes asymétriques pour l’imposition de représentations légitimes de l’ordre social (axe 1). Il s’agira ensuite de questionner les opérations de découpage et de labellisation des agents, des contenus, des supports et des registres d’expression qui composent aujourd’hui l’univers médiatique, dans un contexte de subordination accrue aux logiques commerciales (axe 2). On cherchera particulièrement à analyser les opérations plus directement politiques de typifications dans l’univers médiatique, conduites par des agents engagés dans les affrontements idéologiques et/ou partisans, qui mettent en cause la véracité des informations et, plus généralement, contestent le monopole journalistique de la production et de la distribution des informations (axe 3). Enfin, les propositions interrogeront le travail des sociologues tant du point de vue de la construction de leurs objets de recherche que des opérations de classement ou de déclassement dont ils sont eux-mêmes susceptibles d’être les objets dans les médias (axe 4).

Axe 1. Les médias, agents de classement du monde social

Comment les professionnels des médias décrivent-ils et pensent-ils le monde social ? Dans quel environnement économique, politique, institutionnel, selon quels types de contraintes, avec quels types de ressources ? Comment articuler l’analyse sociologique des conditions sociales de production de ces représentations médiatiques aux conditions matérielles de production de l’information ? La sociologie du journalisme et des médias montre que, loin de n’être que de simples « reflets » du monde social, les médias d’information contribuent à la sélection et au cadrage des sujets jugés dignes d’être portés à la connaissance de leurs publics, au prix d’un travail de construction qui est largement dépendant de logiques professionnelles (hiérarchies internes, critères d’excellence), économiques (rôle des actionnaires, des annonceurs) et politiques (rôle des soutiens, des sources, des publics, etc.). Les enquêtes sociologiques menées sur le groupe professionnel des journalistes en France montrent ainsi que, ces derniers appartenant dans leur majorité aux fractions cultivées des classes moyennes et supérieures, une telle position a des incidences sur leur sélection des sources d’information légitimes, les opérations de rubricage ou de hiérarchisation des événements. Un premier axe de réflexion portera donc sur le travail de classement du monde social opéré par les professionnels des médias, en fonction des contraintes qui pèsent sur ce travail, sous forme d’injonctions économiques, politiques, professionnelles, et des intérêts spécifiques liés à leurs trajectoires et positions sociales.

Si les études sur les cadrages, la narration, les découpages et l’organisation de l’information ou de la définition de « l’actualité » sont des thèmes classiques de la sociologie des médias, il s’agira d’opérer une double rupture avec les approches fondées sur la seule analyse des contenus et discours médiatiques. D’une part, en prenant les principes de classement des productions médiatiques comme des objets d’enquête à part entière, dont il s’agira de reconstituer la genèse, les conditions d’institutionnalisation et d’incorporation dans les pratiques professionnelles. D’autre part en fondant l’analyse des logiques de classements médiatiques sur des données d’observation in situ, collectées à partir de méthodes d’enquête sociologiques (entretien, observation, questionnaire, etc.).

Les transformations des catégories de l’entendement médiatique informent des normes dominantes en vigueur chez les professionnels des médias, notamment les journalistes, comme de l’état des rapports de force et de luttes symboliques entre les différents agents sociaux qu’ils médiatisent. Ainsi, les manifestations de salariés sont envisagées comme des « grognes », les fonctionnaires et des retraités deviennent des « nantis », les indépendants et petits chefs d’entreprise des « auto-entrepreneurs », les fermetures d’usine sont des « restructurations », les licenciements collectifs sont appelés « plans sociaux ». Si les journalistes et éditorialistes des médias nationaux reprennent souvent les mots et les expressions des dominants, ils contribuent à les normaliser en en faisant des « standards » pour penser les phénomènes sociaux. Il en va également des problèmes publics comme le « problème de banlieues », la « lutte contre la radicalisation », la « promotion de la diversité » ou encore de l’usage récent de la catégorie de « migrants ». Les modes de catégorisation évoluent, les mots changent et les vocabulaires se transforment : comment à la fois décrire et expliquer sociologiquement ces changements du point de vue des champs de production et de réception des médias ?

Les communications pourront porter sur la manière dont les professionnels des médias, tant dans les domaines de l’information que de la fiction, du divertissement ou de la publicité, donnent à voir la manière dont ils pensent les différents groupes sociaux, les catégories professionnelles, les luttes sociales ou encore leurs publics (la « ménagère de moins de 50 ans » ou les « jeunes de moins de 25 ans »). Les contributions peuvent également prendre un tour plus historique en étudiant les « carrières » des problèmes sociaux médiatisés, les modes de diffusion de certains mots ou catégories ainsi que les formes de circulation entre les différents univers sociaux (médiatiques, politiques, savants, etc.).

Axe 2.  Les classements professionnels, profanes et savants des médias

Le second axe vise à questionner les opérations de découpage et de labellisation des agents, des contenus, des supports et des registres d’expression qui composent aujourd’hui l’univers médiatique. « Médias », « journalisme », « information » : ces termes semblent marqués par une indétermination croissante quant à leurs frontières. Ces processus ne contribuent-ils pas à affaiblir les oppositions rituelles – largement mythiques – sur lesquelles reposent traditionnellement l’autorité des productions journalistiques dans les mass media : faits/opinions, nouvelles/divertissement, professionnels et experts/citoyens ordinaires, etc. Dans quelle mesure une telle reconfiguration tend-elle à affecter la position occupée par les médias dits « traditionnels » – l’opposition « vieux » vs. « nouveaux » médias méritant elle-même d’être interrogée ?

Dans le cas français, on peut noter l’importance des nomenclatures professionnelles et leur adossement à des segmentations opérées par les pouvoirs publics (via la Direction générale des médias et des industries culturelles). Il convient alors d’analyser le rôle et les usages de ces classifications administratives qui déterminent le régime juridique des entreprises médiatiques, conditionnent l’attribution d’aides publiques et définissent le statut des publications dans lesquelles les journalistes peuvent ou non piger pour bénéficier de la carte de presse et des avantages (matériels, juridiques et symboliques) qui y sont associés. Faisant l’objet d’efforts pour en modifier les contours (pensons au travail de Médiapart et d’autres supports de presse en ligne pour se voir reconnaître les mêmes avantages que ceux octroyés aux supports papier), la fabrique de ces nomenclatures qui distinguent notamment « la presse d’information générale et politique » d’autres familles de journaux mérite d’être analysée, en lien avec les recompositions morphologiques des espaces de production et de réception des médias, et/ou comparée à d’autres systèmes médiatiques nationaux. Dans le domaine de la « création » et de la « fiction », les mobilisations de professionnels pour la prise en compte de productions telles que les « contenus pour internet » ou les « jeux vidéos » par les politiques publiques et notamment l’affectation de financements spécifiques du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) constituent un autre terrain d’étude des luttes engagées autour de la définition des catégories.

Parallèlement, soumises à une situation d’intense concurrence, c’est-à-dire à une surabondance d’offre de contenus destinés à capter une part d’attention des publics à des fins d’influence ou de monétisation, les entreprises médiatiques s’avèrent aujourd’hui plongées dans un espace économique et technologique complexe qui se caractérise par une très forte interdépendance, sinon une confusion croissante, entre les industries du numérique, les industries des télécommunications et les industries culturelles. Dans quelle mesure les « infomédiaires » (Facebook, Google, Twitter notamment) peuvent-ils être qualifiés de « médias » dès lors qu’ils prétendent seulement jouer un rôle de « plate-forme » mettant en relation des internautes avec des contenus et non mener un travail d’éditorialisation qui impliquerait une responsabilité particulière quant à la pertinence informationnelle de ces contenus ? Dans quelle mesure également ces reconfigurations encouragent-elles de nouvelles formes d’hybridation entre information, divertissement et promotion, la notion de « médias » servant désormais à désigner toute entreprise de production de contenus, et la catégorie de « producteurs de contenus » tendant à se substituer dans les médias les plus soumis aux contraintes commerciales à la catégorie même de « journaliste » ?

Axe 3. Conservation et subversion des classements médiatiques

Au-delà de ces enjeux bureaucratiques et économiques, les opérations de typifications dans l’univers médiatique soulèvent aussi des questionnements plus directement politiques, dès lors que les agents engagés dans les affrontements idéologiques et/ou partisans mettent régulièrement en cause la véracité des informations et, plus généralement, contestent la prétention des journalistes professionnels à monopoliser la production et la distribution d’informations dans l’espace public. Les contributions peuvent ainsi analyser les récentes controverses relatives au partage entre informations et fake news qui actualisent des questionnements plus anciens sur ce qui fonde la crédibilité des faits supposés nourrir le débat public. Ici, un paradoxe mérite d’être soulevé. D’un côté, de nombreux militants, groupes d’intérêt ou citoyens fustigent « les médias » (« merdias ») et/ou « les journalistes » (les « journalopes ») en tant que corporation honnie, segment « de l’élite » ou « du système » porteur d’un discours propagandaire dissimulé sous une apparente impartialité. De l’autre, les journalistes cherchent à en retirer des profits symboliques en réaffirmant leur « professionnalisme » et l’importance de leur « rôle démocratique ». Ils ont ainsi d’autant plus de chances de discréditer leurs détracteurs que ces derniers semblent souvent contraints de se réapproprier les appellations et les codes médiatiques dominants à des fins de légitimation de leurs propres critiques (création de « médias alternatifs », ambition de « ré-information », etc.).

Parallèlement, il semble précieux de se focaliser sur les dispositifs journalistiques mis en œuvre pour réaffirmer la prééminence de leur position et la singularité de leur regard dans ce contexte : promotion du « fact-checking », innovations rédactionnelles témoignant d’un basculement du rôle de gatekeeper à celui de gatewatcher, participation à divers dispositifs « d’éducation aux médias », promotion d’un « journalisme de solution », etc. On pourra ainsi se demander si les journalistes ne sont pas de plus en plus souvent placés devant une injonction contradictoire : ils doivent se mobiliser pour défendre leurs intérêts et mythes professionnels auprès d’un public de « profanes » dont les dispositions critiques tendent à se renforcer, au détriment du travail de production d’information proprement dit (enquête, reportage, etc.) qui fonde précisément, dans la division du travail social, la légitimité spécifique dont ils pourraient se prévaloir pour faire face à ces critiques.

Axe 4 : Classer les médias, (dé)classer les sociologues

Il convient enfin de s’interroger sur les découpages opérés par les sociologues eux-mêmes lorsqu’ils définissent leurs objets et leur champ disciplinaire. Travailler sur l’information et les médias implique-t-il de ne se focaliser que sur les seules productions journalistiques ou bien cela doit-il amener à traiter de façon équivalente ces productions avec celles issues d’autres catégories d’agents (amateurs, militants, communicants, producteurs, animateurs, etc.) ? La sociologie des médias dispose-t-elle encore un objet singulier ou doit-elle se dissoudre dans les problématisations plus englobantes des sociologies de la culture, du numérique, de l’économie, du politique et de l’Etat ? Un dernier axe portera donc sur les enjeux de classement des médias, des journalistes et de l’information dans les recherches sociologiques.

Ce sont les démarches d’enquêtes elles-mêmes qui sont questionnées par le développement et les injonctions à l’internationalisation de la recherche. Les approches en termes de champ ou de systèmes médiatiques permettent d’inscrire le travail journalistique dans ses structures politiques et économiques. Certaines recherches ne contribuent-elles pas toutefois à réifier les catégories du journalisme (objectivité, neutralité, indépendance, presse dite de qualité ou tabloïd, américanisation, etc.) ? Les médias et les journalistes ne sont-ils pas classés par les chercheurs eux-mêmes selon leur conformation à des modèles normatifs supposés universels ? Les communications faisant état de ces questionnements méthodologiques et épistémologiques seront particulièrement appréciées. Il s’agira de s’interroger, d’une part, sur la manière de répondre aux injonctions de l’internationalisation de la recherche, généralement comparative, sans tomber dans le normativisme et la réification des objets, des médias ou des valeurs des journalistes. Il s’agira, d’autre part, de se poser la question des effets de la domination de la recherche par survey quantitatifs sur la production d’un savoir sociologique sur les pratiques journalistiques.

A l’autre bout de cette approche, se pose la question de la place des sciences sociales dans les médias. Si cette question est régulièrement remise sur l’ouvrage, nous nous intéresserons particulièrement aux transformations de ce rôle de la parole critique de la sociologie dans un contexte d’infotainment renforcé. Assiste-t-on de manière plus générale à un déclassement objectivable des sciences sociales, en particulier de la sociologie, dans les médias ? Sous quelles formes les SHS et leurs catégories d’appréhension du monde social peuvent-elles être alors reçues/validées par les journalistes ? Se pose ainsi la question des profils des chercheurs acceptant de se rendre sur un plateau ou de répondre à une interview ainsi que leur mode de recrutement et les sujets typiques pour lesquels ils sont retenus. Les communications de cet axe qui peuvent également être celles réflexives de chercheurs se rendant dans les médias seront particulièrement appréciées.

 Modalités de soumission

Les propositions de communication (environ 5000 signes, espaces compris) devront comporter :

– une présentation de la thématique proposée, de son lien avec la problématique sociologique de l’appel à communication, et de l’axe auquel elle se rapporte ;

– une présentation du terrain et de la démarche empirique mise en œuvre ainsi que du cadre théorique d’analyse mobilisé ;

– quelques références bibliographiques.

Elles devront être déposées sur le site Web de l’AFS (https://afs-socio.fr/rt/rt37/) entre le 15 janvier et le 15 février 2019.

Les propositions de communication feront l’objet d’une évaluation en double aveugle par les membres du comité scientifique. Les auteurs seront notifiés des résultats de la sélection des propositions début mars 2019. Des conseils pourront alors leur être transmis quant à l’intégration de leur communication dans la problématique des sessions.

Pour les propositions retenues, les textes définitifs (45 000 signes, espaces compris) devront être remis au plus tard le 1er juin 2019.

 

Comité d’organisation :

J. Berthaut, B. Ferron

 

Comité scientifique

S. Hadj Belgacem, J. Berthaut, S. Bouron, I. Chupin J.-B. Comby, B. Ferron, N. Hubé, N. Kaciaf, J. Sedel.

 

Contact : rt37afs.sociologiedesmedias@gmail.com

Groupe Facebook du RT37 : https://www.facebook.com/groups/534322137039485/

 


[1] Ferron Benjamin, Comby Jean-Baptiste, Souanef Karim, Berthaut Jérôme, « Réinscrire les études sur le journalisme dans une sociologie générale », Biens Symboliques/Symbolic Goods, 2, 2018, https://revue.biens-symboliques.net/259 ; Savoir/Agir, « Réarmer la critique sociologique du journalisme », 46, 2018.













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