RT36

Classements en théorie, appel à communications, Congrès de l’AFS, Aix-en-Provence, 27-30 août 2019

Classements en théorie

Réseau thématique 36, « Théories et paradigmes » Appel à communications en vue du huitième Congrès de l’afs Aix-en-Provence, 27-30 août 2019

Classer, déclasser, reclasser : ces notions recouvrent des réalités et des opérations de connaissance traversant l’intendance collective des corpus théoriques de la sociologie et a fortiori des sciences sociales. C’est pourquoi on proposera d’en examiner les ressorts ainsi que les enjeux lors du prochain congrès. De le faire à partir de cas d’étude et de réflexions plus ou moins générales, en privilégiant les approches à la croisée de la théorie sociologique, de l’épistémologie des sciences sociales, de l’histoire sociale et de la sociologie de la connaissance scientifique. Chacune de ces notions peut ainsi être dépliée et confrontée à des problèmes – passés, présents, futurs – et des enquêtes en cours, en sorte de faire émerger des fronts communs de questionnements. Elles autorisent des variations et recoupements au sein des axes dégagés pour l’occasion.

Classer : intérêts et limites de la catégorisation (du) théorique

Comment organiser, structurer, agencer, mais aussi justifier, rationaliser et institutionnaliser les (grands) partages théoriques dans le champ résiduellement pluriel de la sociologie ? Quels en sont les mécanismes de différenciation ? « Écoles », « courants », « paradigmes », « cadres », « approches », « sensibilités », etc. : les mots ne manquent pas pour qualifier ces classements endogènes pas complètement équivalents. Qu’on le regrette ou qu’on s’en accommode, par conviction ou par défaut, l’heure n’est pas venue d’une unification théorique générale de la discipline. Ce qu’illustre le foisonnement continu des propositions théoriques et des renversements dans l’ordre théorique et, au passage, l’intitulé même de notre réseau thématique.

Il s’est néanmoins trouvé des démarches qui se sont efforcées de rendre raison et/ou de réduire cette pluralisation des théories par le jeu de classements, à l’exemple de la perspective épistémologique que Jean-Michel Berthelot a développée à partir du début des années 1990. L’auteur a ainsi suggéré diverses stratégies pour reconstruire l’« espace épistémique commun » des sciences sociales, classant à l’aide de « schèmes d’intelligibilité », d’« arbres logiques », d’options paradigmatiques, de filiations généalogiques et d’« airs de famille » entre « programmes de recherche » (Berthelot, 1990 ; 1996 ; 2001). Il est ressorti de ces tentatives de classer l’hétérogénéité des positions théoriques possibles une cartographie rénovée, non sans effets pratiques immédiats, à travers par exemple l’installation d’un « pluralisme » de bon aloi alors que la tentation hégémonique secouait la sociologie française – pluralisme que, néanmoins, Berthelot révisa sous une variante « sous contraintes » (Berthelot, 2003), c’est-à-dire dans l’après « affaire Teissier », ce moment de crispation qui rendit nécessaire un surcroît de normalisation par la recherche de critères de démarcation et d’acceptabilité des énoncés sociologiques.

C’est, au final, la signification même du registre de la « théorie » que l’on peut ainsi réévaluer (Abend, 2008), de même que la logique de composition et de cadrage des entreprises qui, in fine, reconduisent les fondements d’une certaine imagination théorique, qu’il s’agisse de readers et de manuels élaborés pour les besoins de l’enseignement académique, ou encore de traités et d’ouvrages visant l’intégration générale. On peut dès lors s’interroger sur le potentiel explicatif des classements, de leur réification par des -ismes (Boschetti, 2014), du point de vue de la sociologie des sciences, qui paraissent d’autant plus stérilisants et caricaturaux qu’ils sont pris pour quelque chose de réel plutôt que de construit, et que l’on a oublié ce qui avait initialement présidé à leur mode de construction.

Ce dernier point permet ainsi de glisser de la discussion des classements théoriques et de leurs effets à celle de leur sociogenèse et des critères au moyen desquels ils ont été façonnés. Ces critères sont susceptibles d’évoluer et d’entrer en concurrence par moments, voire de susciter la controverse lorsque les classements sont poussés à outrance. Sans compter que l’espace des variations possibles du classement des théories sociologiques est extensible. De même que l’on pourra interroger les modalités par lesquelles sont construits, se diffusent et persévèrent ces classements et hiérarchies, en théorie comme en pratique théorique, la question connexe des « inclassables » ou la situation paradoxale des théories non classées dans l’espace épistémique de la discipline permettraient d’interroger l’utilité même des classements des théories sociologiques. Cette question en croise une autre, qui a trait aux modes de circulation de ces classements, car les sciences sociales étant largement façonnées par des traditions nationales (Heilbron, 2008), ces phénomènes sont de fait déterminés par des espaces de possibles théoriques plus ou moins autonomes et particuliers qu’il s’agit de situer.

Déclasser : une théorie peut-elle mourir ?

Les classements peuvent, il est vrai, perdurer de génération en génération. Il est toutefois fréquent que des continents entiers disparaissent sous le poids de redécoupages et des oublis sélectifs. Des théories hier discutées et appliquées se retrouvent ainsi reléguées dans les oubliettes de l’histoire des sciences sociales : déclassées, n’intéressant plus que les spécialistes et les érudits de l’histoire des idées. Ce processus d’obsolescence des corpus théoriques est d’autant plus implacable lorsque les théories exposées à la disparition dans la bibliographie mainstream ambitionnaient d’ordonner l’espace théorique de la sociologie, et le faisaient avec l’autorité d’un classement instauré une bonne fois pour toutes. Les exemples passés abondent : ainsi les volumes de reconstruction sélective et normative de Pitirim Sorokin, Fads and Foibles in Modern Sociology and Related Sciences (1956) et Sociological Theories of Today (1966), qui pesèrent dans la discussion théorique aux États-Unis dans les années 1950 et 1960, mais sont réduits à quelques gimmicks aujourd’hui (la hantise de la « quantophrénie » ou les travers du structuro-fonctionnalisme, notamment). Ou encore les travaux de Georges Gurvitch.

Si la disparition des auteurs n’explique pas tout, les théories ont néanmoins besoin d’être portées, défendues, confrontées, transmises, en sorte que soit conjuré le spectre du déclassement et de l’invisibilisation. C’est ce processus que cet axe envisage donc d’interroger, sur la base d’étude de cas et de montées en généralité sur les concepts et les approches du déclassement théorique. Quels sont les mécanismes en jeu ? Comment ces déclassements opèrent-ils ? Quelles sont les stratégies portées par les acteurs pour conjurer un déclassement que l’on pourrait penser inexorable ? Ces questions invitent à réfléchir sur les continuités et les discontinuités dans les découpages des corpus théoriques, leur pérennité, l’irréversibilité (ou pas) de ces oblitérations, etc.

Reclasser : extension du marché des biens théoriques

Le déclassement n’est pas forcément définitif, pas plus que le classement d’ailleurs ; des théories oubliées peuvent être redécouvertes et faire l’objet de réappropriations ultérieures, à la faveur de relectures heuristiques ou de « sauvetages » ad hoc. Ces reclassements sont parfois poussifs et exagérés, par exemple lorsqu’une théorie se voit en quelque sorte « surclassée » par des sociologues en recherche d’origines lointaines leur apportant un lustre « vintage ». Ainsi des auteurs oubliés ou tenus dans les limbes de l’histoire des idées sont-ils ressuscités à des fins diverses, et sont installés en théorie dans le Panthéon des « classiques » de la sociologie en général ou en particulier. Que l’on songe, par exemple, à l’émergence récente de la sociologie pragmatique, ou plutôt des sociologies d’inspiration pragmatique et/ou pragmatiste, ou d’autres développées dans le sillage de la « théorie de l’acteur-réseau », qui mettent de nouveau à l’ordre du jour des « théories sociales » que d’aucuns pensaient condamnées, par exemple celle de Gabriel Tarde. Ou encore de Gaston Richard ou de René Worms.

Le reclassement pose également la question du non-classement, c’est-à-dire de l’invisibilisation de travaux théoriques, épistémologiques ou méthodologiques réalisés avant-hier, hier ou aujourd’hui, généralement dans les régions non-occidentales de la production sociologique. L’histoire de la discipline ne les ayant que très exceptionnellement inclus, leur prise en compte ne relève pas formellement de l’amnésie sociologique (Law et Royal Lybeck, 2015), mais bien du reclassement à partir d’un travail de visibilisation de l’invisible, qu’il prenne la forme d’une exhumation comme chez Barbara Celarent (2017), d’une revendication (Connell, 2007) ou d’une transformation du canon pour y inclure des femmes et des non-Occidentaux (Alatas et Sinha, 2017). Que font aux classements ces irruptions exogènes aux traditions nationales historiquement implantées ? Sont-elles réintégrées dans des classements préexistants sans que les schèmes de pensée y ayant contribué n’en soient modifiés, ou permettent-ils une véritable réévaluation des analyses théoriques, ouvrant la porte à un reclassement éventuel ?

Les mêmes questions se posent par ailleurs au sujet des théories produites par les autres disciplines intéressées par la cognition et la décision (psychologie, économie, neurosciences…). L’imposition progressive d’un modèle de financement de la recherche centré sur les projets s’est accompagnée d’une injonction forte à l’« interdisciplinarité » et à la constitution de « consortiums de recherche » mettant en contact des chercheuses et chercheurs aux formations différentes. Que font ces savoirs et théories issus des autres disciplines ou de ces projets collectifs aux théories sociologiques ainsi qu’à leurs classements ? C’est, en réalité, le problème de la résilience et de l’inertie des classements des théories sociologiques que nous posons ici.

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On l’aura compris, ces axes permettent de reprendre sur de nouvelles bases des problèmes classiques (mais non « classés » !) de la théorie sociologique. Ce sont là autant de chantiers et de boîtes noires théoriques à ouvrir.

 

Références citées

Abend, Gabriel (2008), « The Meaning of Theory », Sociological Theory, vol. 26, n° 2, p. 173-199.

Alatas, Syed Farid, et Sinha, Vineeta (2017) Sociological Theory beyond the Canon, Londres, Palgrave-Macmillan.

Berthelot, Jean-Michel (1990), L’intelligence du social, Paris, Presses universitaires de France.

– (1996), Les vertus de l’incertitude. Le travail de l’analyse dans les sciences sociales, Paris, PUF.

– (2001) (dir.), Épistémologie des sciences sociales, Paris, Presses universitaires de France.

– (2003), « Plaidoyer pour un pluralisme sous contraintes », Revue européenne des sciences sociales, vol. XLI, p. 35-49.

Boschetti, Anna (2014), Ismes. Du réalisme au postmodernisme, Paris, CNRS Éditions.

Celarent, Barbara (2017), Varieties of Social Imagination, Chicago, University of Chicago Press.

Connell, Raewyn (2007), Southern Theory: The Global Dynamics of Knowledge in Social Science, Cambridge, Polity Press.

Heilbron, Johan (2008), « Qu'est-ce qu'une tradition nationale en sciences sociales ? », Revue d'Histoire des Sciences Humaines, vol. 18, n° 1, p. 3-16.

Law, Alex, et Lybeck, Eric Royal (2015), Sociological Amnesia: Cross-Currents in Disciplinary History, Farnham, Ashgate.

Sorokin, Pitirim (1956), Fads and Foibles in Modern Sociology and Related Sciences, Chicago, Henry Regnery Co.

 – (1966), Sociological theories of today, New York, Harper & Row.













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